Et bien je vais rappeler que mon premier "Laughing Stock", et bien j'avais détesté.
Enfin, j'avais acheté l'album, alléché par tous ces musiciens sur le back, et cette pochette.
Puis je tombe sur ce truc, des mecs dans leur grange faisant pouic plong, dans une léthargie générale, que je me demandais vraiment, mais vraiment, ce que j'écoutais.
J'ai dû écouter une bonne vingtaine de fois (hommage à Mushroom) avant de déclarer à tout le monde que cet album était génial, et qu'il devienne mon étendard.
Donc tu vois le rapport que j'ai avec cet album ?
"Laughing Stock", c'est un album que j'écoutais avec mon Discman, et je me délectais de tous ses détails. Tellement qu'à chaque fois j'en découvrais un nouveau. Et je trouvais cet album inépuisable, et toujours aujourd'hui, je suis à l'affut d'un détail que je n'aurais pas entendu.
Mais rien que le fait que l'album commençait à 17 secondes me rendait dingue. En fait la vérité, il y a un bruit de fond d'une turbine en carafe, et c'est ça le début de l'album.
19 ans
J'avais 19 ans lorsque j'ai découvert cet album. Et je n'étais pas préparé. En fait j'avais le vague souvenir des titres accrocheurs de "The Colour of spring". Je n'avais pas accroché à "Spirit of eden" en 1989. Mais là s'ouvrait à moi un nouveau monde fait dans le détail, que j'expérimentais du coup avec mon groupe sur une musique de court-métrage. On improvisait des arrangements, on cassait des solos pour y insérer des éléments perturbateurs. On s'attachait à rajouter des petits éléments dans la musique, des bruits de clés, des enregistrements obscurs dans les chiottes des toilettes. J'étais possédé.
Une nouvelle dimension
Puis vint le temps des croisades chez mes amis, convaincu de posséder là le graal - je l'avais trouvé ! - et je faisais écouter cet album en soirée. Et la réaction était extrêmement décevante, et toujours la même, ils ne voyaient pas ce que je trouvais de bien dans cet album. Pourtant, j'étais comme possédé, je leur disais "Ecoutez ! Ecoutez ! L'album commence à la 17ème seconde, c'est pas dingue ça !"
J'aime à rappeler à la communauté SC, lorsque je vois les notes dithyrambiques sur le site, que cet album, personne n'en voulait, et personne ne le comprenait. De plus, lorsque je devais dire que c'était un album de Talk Talk, on me regardait presque avec un léger dédain.
Je me sentais seul avec cet album, c'était mon trésor. Enfin les musiciens avec qui je travaillais comprenaient, mais ils n'étaient pas dans le délire dans lequel j'étais.
Le monde, l'univers entier s'ouvrait à moi, et je pouvais sentir chaque petit mouvement, chaque respiration, chaque crépitement. C'était un degré d'intimité qui rendait caduque tout ce que je connaissais.
New Grass
Et à chaque fois, je réécoutais cet album, et j'étais subjugué par de nouvelles choses que je n'avais pas entendu, comme dans "New grass". New Grass, c'est en gros une exposition, longue, hypnotique, puis vient ce moment de grâce, suspendue avec les orgues, et la chute de l'ange. Puis vient un entre-deux, incertain, vacillant. Tiens, je viens de remarquer en écrivant qu'on retrouve la même descente harmonique, mais avec un son plus doux, puis ça repart. Hey ! Je viens de remarquer encore qu'il y a un ostinato de violon que je n'avais jamais remarqué.
Et bien c'était dans le moment de grâce suspendu que j'avais enfin entendu ces percussions sur l'orgue, comme une sorte d'excitation. Et j'étais subjugué, excité, c'était de la nourriture pour les oreilles, des saveurs complexes, qui se révélaient à moi. Cet album était vivant. Il vivait à chaque fois que je le remettais.
Et la liste est longue des découvertes que je fais à chaque écoute, comme à l'instant. Faites-en l'expérience, écoutez cet album une fois (hommage à Tolki), puis réécoutez-le, au casque, et renouvelez l'expérience.
Des sons, de la matière, des textures, des souffles, des respirations, des avortements de mélodies, des tâtonnements
Myrrhman se déploie dans mes oreilles, et déjà tout est là. Cette lenteur, cette incroyable lenteur, ces murmures, ce pointillisme musical, par petites touches, il faut être attentif, pas en rater. 33 ans que je découvre cet album. Trente-trois années que je le sonde, que je l'approfondis, que je fais corps avec, et je découvre toujours quelque chose qui m'avait échappé. C'est là tout le secret de cet album.
Si tu prends le temps d'écouter cet album au casque, tu vas découvrir une autre dimension, un autre champs d'écoute, une aire à laquelle tu n'es pas habitué à laisser trainer tes oreilles.
On écoute de la musique certes, de multiples interventions, étirées, qui viennent de manière aléatoire, par petites touches, toujours en embuscade, mais aussi on écoute des sons, de la matière, des textures, des souffles, des respirations, des avortements de mélodies, des tâtonnements, et surtout ce rythme, profondément lent, incroyablement lent, une pulse remarquablement difficile à jouer. Et pourtant ce tempo nous entraine, nous demande de nous arrêter, ou de presque nous arrêter.
Lorsque je suis dehors, avec cette musique, tout à coup le monde me paraît agité, presque insensé. Au fond, la musique nous invite à ralentir notre rythme cardiaque, au minimum, et à regarder, à l'intérieur, puis à l'extérieur, puis à sentir sa propre respiration, l'air qui passe dans les poumons, notre diaphragme qui s'ouvre, et sentir cette vie en nous, cette chaleur, cette énergie, et puis sentir les vaisseaux sanguins qui se dilatent, et le lob frontal qui frémit, réagit comme s'il prenait des petites secousses.
Bien sûr aujourd'hui, j'ai envie de pleurer car Mark Hollis est devenu éternel. J'ai longtemps attendu une réapparition, un signe, un nouvel album, avant de comprendre qu'il avait déjà tout donné.
Spirit of Eden, Laughing Stock, Mark Hollis, tout est là. Il a donné ce qu'il avait de meilleur, il a fait ce qu'il désirait vraiment réaliser, et il nous laisse une marque indélébile, une claque en slow motion, histoire que t'aies le temps de bien piger ce qui t'arrive.
Et il avait appelé son album "Laughing stock", la risée.
Appendice
En réécoutant leur premier album, je me demandais ce qui avait pu amener ces musiciens, de "Talk Talk", en 1982, à "New grass" en 1991, à profondément changer de paradigmes. C'est pour moi le même type de trajectoire qu'avec Radiohead.
Le point de bascule se situe avec l'album "The Colour of spring", où on peut retrouver quelques tubes encore, mais il est saupoudré de moments plus intimistes, comme le magnifique "April 5th", et surtout, le son se transforme radicalement. Il devient plus acoustique, malgré la présence de l'orgue, et moins synthétique.
Puis la vraie bascule assumée vient avec "Spirit of eden". Un monde ensommeillé s'éveille, puis des accents jazzy, des touches classiques, et un monde hypnotique, délivré de la pop.
C'est en ce sens qu'on peut considérer que la musique de Talk Talk est progressive. Elle éclate le format, et va chercher ailleurs sa musique. Elle propose un assemblage de choses que l'on connait déjà, le blues, le jazz, la musique classique, la pop, mais le transfigure, et nous amène dans un territoire inconnu, et une exploration de la lenteur, et du détail.
Talk Talk posait de nouvelles bases.
Musique en mouvement
Je considère que la musique, dans son sens large, est en mouvement, et qu'elle brasse plusieurs acteurs, qui modifient quelque chose, que d'autres reprennent, et que d'autres modifient, et ainsi de suite. La musique est en mouvement, et je suppose que Mark Hollis, Tim-freese Green, et les autres membres de Talk Talk avaient cette envie, d'explorer, peut-être avaient ils entendu un album de Miles Davis, "In a silent way" par exemple, mais plein d'autres choses, et que la nature du musicien est de lui répondre, parce qu'elle est là, la musique, sous différentes formes, et qu'elle ne demande qu'à être malaxée.
J'ai aujourd'hui du mal à écouter ces premiers albums de Talk Talk, enfin les deux premiers.
C'était l'esthétique du début des années 80, qui succédait au post-punk, et à l'émergence des synthétiseurs.
Mais je voulais souligner que la trajectoire de Talk Talk est pour moi un modèle.
C'est une position compliquée dans le contexte de l'industrie du disque, et on peut dire que c'est un miracle.
C'est un miracle qu'ils aient pu laisser sortir cet album.
Et ils avaient appelé cet album "Laughing stock", la risée
Mais la risée de qui, de quoi ?
Post-Scriptum
en 1992, je raccompagnais une copine du théâtre chez elle, et elle me proposa de monter dans son appartement. Une fois en haut, on fit l'amour ensemble, puis après ce moment intense, nous allâmes dans le salon, puis elle me dit, connais-tu cet album ?
Elle joua "Spirit of eden", et je fus envouté. Et cet album tourna toute l'année, j'avais désormais deux obsessions. Donc merci à toi de m'avoir fait découvrir cet album, de me l'avoir soumis.