J’ai pris mon temps. Beaucoup de temps. Parce que je faisais partie des déçus à sa sortie. Plus le plus temps passe, plus on se fait une précise de ce qu’on attend. Mais après trois mois d’écoutes intensives, après avoir emmené cet album avec moi lors de mes pérégrinations estivales, après avoir analysé attentivement la prose ici proposée, je suis prêt à livré mon avis.
C’est sans aucun doute l’album français le plus complexe, le plus technique de la décennie. J’en veux pour preuve les quelques passages analysés ci-dessous. Nekfeu pousse l’allitération et l'assonance à l’extrême. C’est un travail acharné, bien plus délicat qu’il n’y paraît, qui n’a rien à envier aux grands poètes français du 19e. Quelques mots se suivent, délivrant à leur écoute des quadruples allitérations en suite (ici en P, en N, en M, en R) dons les sons sonnent agréablement.
Que du béton dans le panorama,
Paname aura toujours plein de rats morts
Trafique les freins de la Panamera,
on effacera les preuves, mais pas nos remords
Ou encore
MC, pas besoin de triche quand l’art rempli tes rêves
Même si on veut être riche comme l’arabe littéraire
Son travail cherche constamment à rapprocher les sons, quitte à aller chercher dans différents jargons et langues.
Le corps est identifié chez le coronaire
Hier encore il kiffait sur le corner
Quand la vie vient te gifler il faut les corones
Encore une page écornée
Un péché identifié avant qu’on renaisse
Tu veux faire du chiffre et finir couronné
Tu veux défoncer les portes pour ce courant d’air
Mais ce qu'il y a de grand chez Nekfeu, c'est que ce travail technique, ce maniement de vocabulaire n'est pas une fin en soi. Il ne fait obstacle à la construction du sens, à la délivrance d'un message précis et sans ambiguïté. (Allitération en P, N, M, R ; Assonance en I, È)
Ceux qui polémiquent sur les minarets, ils élimineraient les minorités pour du minerai.
Les figures de style sont partout. Rien que dans la proposition "La bonté que tu crus ôter", on a une antithèse grâce à une homophonie qu'on devine instinctivement. Et quand l’homophonie vient s’allier à l’homographie, elle forme homonymie parfaite.
Mais néanmoins, tu repars le nez en moins
Si les gens écoutaient les paroles, ils verraient que l’entièreté l’album est sombre au possible, presque nihiliste. Le champ lexical sur la mort domine presque tous les morceaux avec une noirceur féroce et irréversible.
L'amour est une essence
La mort est une naissance
Un jour, il ne restera plus rien de ces bouches qui maudissent
Rien de ces horizons flous qui jaunissent
Plus rien de nos mères, de nos fils, de mon disque
Il ne restera rien d'ces volcans qui vomissent
Et puis plus un seul écho de l'orage qui tonne
Plus un brin de pollen et plus un gramme de sel
Et plus rien de ces copeaux de nuages qui tombent
Quand des golems de béton armé grattent le ciel
Il ne restera rien des étoiles vacillantes
Qui s'avancent vers le centre de ces galaxies évanescentes
Ni temps, ni dimension, ni sens
L'Univers deviendra comme avant sa naissance
Ciel noir
Le reproche qu’on peut lui faire, c’est toujours le même, on l’a déjà entendu. C’est qu’il s’excuse souvent d’être un mâle blanc hétéro. C’est un thème récurrent chez lui, de pointer du doigt la différence de traitement entre ses potes de couleur et lui. C’est louable mais il insiste tellement dessus sans trop de nuance que je peux comprendre qu’on trouve ça un peu lourd. Je lis beaucoup qu’on lui reproche un manque d’authenticité, une certaine vacuité dans le discours, une malhonnêteté mercantile. Et dans un sens, je peux le comprendre mais c’est personnellement tout le contraire que je ressens. C’est évidemment sur-écrit, mais ce n’est pas un problème, tant le maniement de la langue est impressionnant. C’est évidemment assez évasif dans le propos, parfois un peu facile, mais il a toujours l’air honnête dans sa démarche.
J’en veux pour preuve que son message a toujours été le même dans ses dix années de carrière, constamment rabâché, se résumant à « je suis chanceux d’être là où je suis, de ne pas subir les discriminations raciales ou sexistes, de ne pas subir les catastrophes en tout genre, je dois arrêter de me plaindre, être intransigeant avec moi-même et tolérant avec les autres".
La sincérité de la démarche se concrétise d’ailleurs quand il va chercher l’inspiration aux quatre coins du monde. Le documentaire est d’ailleurs très plaisant à regarder, avec ces belles images du Japon, de la Grèce ou de la Nouvelle-Orléans, tant d’inspirations qui se transcrivent directement dans la musique, tant Nekfeu et son équipe s’immergent et s’imprègnent totalement de ces lieux, jusqu’à travailler à l’improviste avec des musiciens de rue talentueux ou des légendes locales. Comment peut-on reprocher à un rappeur qui, pour parler et dénoncer les inéquations de ce monde, se rend sur place, qui va parler à la population locale ? Comment peut-on critiquer cette démarche ?
C’est un album qui me parle énormément. C'est le meilleur album de langue française de l’année, de par sa complexité, sa technicité, son identité, son authenticité dans la diversité. Il prône une ouverture sur le monde, son abondance de culture et de manière de vivre, comme seule solution face à notre existence asémantique. Au-delà de l’hermétisme de son hyper complexité littérale, il procure une émotion violente à celui qui accordera au projet une écoute prolongée et attentive, émotion émanent d’un homme dont la profonde honnêteté n’est plus à prouvée.