Jacques... Le grand Jacques... Décidément, cette maudite cigarette aura emmené prématurément vers d'autres cieux bons nombres de génies, "Les cigarettes sont les clous de mon cercueil", aurait même déclaré l'immense Humphrey Bogart peu de temps avant de mourir d'un cancer à 57 ans...
Quand le poète flamand a appris en 1974 qu'il était atteint d'un cancer, il décida de s'en aller voguer sur l'infini océan, une mer fascinante qu'il aura souvent chantée et c'est sur les îles Marquises qu'il se retira durant 4 années avant de revenir lors de rares moments à Paris, notamment pour y enregistrer son dernier disque. C'est donc loin de l'agitation urbaine que Brel vit ses dernières années, loin des fléaux de la nature humaine pour être enfin paisible et proche de la mer. Il n'avait plus composé d'album depuis 1968 pour se consacrer au cinéma et théâtre, avant qu'il ne nous quitte bien trop tôt...
Un disque particulier sur lequel on ressent planer une odeur de morts et une ambiance lourde, lui qui n'avait plus qu'un poumon mais écrivait et chantait quand même. Cet album sans titre (qui sera néanmoins appelé Les Marquises par la suite) représente un testament pour un Brel qui se savait condamné et c'est avec un formidable courage qu'il livre un dernier effort où on retrouve beaucoup de ses thèmes de prédilection. Le Grand Jacques offre surtout une formidable leçon de vie qui se ressent tout le long de l'album où il a eu la force de chanter sa prose une dernière fois... Une dernière fois où il nous bouleversera, nous fera réfléchir et même rire, car le Grand Jacques a toujours eu de l'humour qu'il utilisa parfois pour décrire les maux de notre société.
On retrouve cet humour dénonciateur sur trois titres de l'album, Les F... où, en plus d'annoncer le ton de la chanson dès les premières secondes, il s'attaque aux nationalistes flammands les Flamingants et mêle des paroles drôles à une musique funky entrainante et donc une charge politique drôle et directe contre ces flamingants qu'il emmerde. Le ton plus léger se retrouve bizarrement sur trois autres titres, dont Vieillir et Le Lion où il aborde la mort, notamment dans la première citée où il parle de lui ("Cracher sa dernière dent en chantant Amsterdam"/"Mourir, cela n'est rien! Mourir, la belle affaire ! Mais vieillir...") sachant qu'il ne vieillira pas... Chanson qui prend une résonance particulière et surtout très difficile et terrible lorsqu'on connaît l'histoire de Brel. Le Lion parle aussi de la mort mais d'une manière moins directe si ce n'est dans son final où Jacques est appelé, une chanson un peu en dessous du reste de l'album mais qui reste tout de même très convenable. Seule l'excellente Les Remparts De Varsovie sonne plus légère sans évoquer la mort ou la contestation, ici il évoque avec humour une dame haute en couleur. Quatre chansons plus légères dans lesquelles on retrouve tout le talent de Brel, que ce soit dans sa façon de chanter, sa prose, l'équilibre toujours juste et bien évidemment des arrangements inventifs et à la hauteur de l'immense talent du grand Jacques.
Le reste de l'album est plus sombre, plus triste où Brel se montre souvent bouleversant, toujours en démontrant une immense justesse d'écriture. Le disque s'ouvre sur un accordéon triste, puis la voix de Brel, toujours très puissante, abordant Jean Jaurès et se demandant pourquoi avoir tué celui qui défendait le peuple et les prolétaires. Une chanson magistrale comme l'album en comprend de nombreuses, à l'image du mélancolique et poétique La Ville s'endormait qui suit, là aussi d'une grande justesse et chargée d'émotion. Enfin, excepté peut être Le Bon Dieu (et encore, toute proportion gardée), toutes les chansons de l'album sont tout simplement formidables et d'une immense richesse et émotion, où Brel évoque la mort, la vie et les dilemmes qu'elle occasionne mais aussi la maladie ou encore la solitude, toujours accompagnée d'un remarquable orchestre.
Orly doit être l'une des plus belles chansons de Brel qu'il m'ait été donné d'écouter où il évoque la solitude et la vie, où l'on ressent les différents sentiments qui pouvaient l'envahir à ce moment-là. Il ne tombe jamais dans le pathos ou dans l'excès, bien au contraire même et se montre toujours d'une incroyable puissance et justesse comme pour le bouleversant Voir un ami pleurer ou Jojo, qui évoque un de ses amis décédés où il est surtout accompagné d'une guitare acoustique. Knokke-Le-Zoute Tango se montre un peu plus joyeuse où il évoque un homme ayant du mal à draguer mais s'imagine de nombreuses conquêtes. Et le grand Jacques clôt son disque avec Les Marquises, chanson d'une immense tristesse, intensité et bouleversante où il chante son amour à cette île qui l'a accueillie pour finir sa vie, où "le temps s'immobilise". Une chanson magnifique où sa voix est magistrale, tout comme l'orchestre l'accompagnant et c'est avec cet hommage qu'il nous quitte et termine une immense carrière qui aurait pu être encore plus grande, pour un artiste éternel que je n'oublierais jamais, qui m'accompagnait jusque-là, et je l'espère durant encore de nombreuses années.
Sachant qu'il était mourant, Jacques Brel livre avec ce disque un ultime testament et un chant du cygne magistral où l'on ressent toute la gravité de sa situation. Un album grave et d'une immense tristesse malgré ses quelques moments un peu plus légers et surtout un immense disque, l'un de ses meilleurs et d'une puissance et intelligence rare. Brel mourra quelques semaines après... mais vivra éternellement et continuera de traverser le temps...
Lien vers le magnifique texte de Ze Big Nowhere : http://www.senscritique.com/album/Les_Marquises/critique/24688484