Stravinsky et chefs d'orchestre n'ont jamais fait très bon ménage. Même l'ami de toujours Ansermet devait en faire l'expérience: en même temps quelle idée de mettre en doute les opinions du maitre sur l'interprétation à donner de ses propres œuvres. C'est pour cela que le grand Igor s'est à la fin de sa vie lancé dans une longue entreprise d'enregistrement de ses compositions, partant du principe qu'on n'est jamais mieux servi que par soi-même. Stravinsky rêvait d'une version "pure" de sa musique et que le résultat soit moins que rutilant est une autre question.
Alors, quand Bernstein vient mettre ses grosses pattes sur Les Noces et la Messe, on peut craindre le pire... On connait la tendance du bonhomme à donner des interprétations très personnelles de tout ce qu'il touche, avec des résultats au bonheur variable. Pour prendre un exemple révélateur, je trouve son Mahler cacochyme mais indubitablement majestueux dans la précision de son contrepoint. En ce qui concerne Stravinsky on peut doublement craindre le carnage quand on pense au fameux enregistrement qu'est son très, comment dire? - olé olé Sacre du Printemps.
Mais peut-être fallait-il un interprète hors-norme pour faire éclater toute la beauté de la messe de Stravinsky, qui n'est pas, loin s'en faut, l'opus le plus célèbre de son auteur. Il s'agit d'une œuvre de commande, une messe catholique écrite par un chrétien orthodoxe dans un style d'inspiration médiévale, on connait programme plus sexy mais dans son style personnel, Bernstein donne une version resplendissante d'intériorité et de profondeur émotionnelle. Le tempo qu'il choisit est comme de coutume très tranquille mais sert à merveille la beauté limpide de la polyphonie. Pourtant, il ne faut pas comprendre par là qu'il a cédé à sa tentation habituelle de sur-intellectualiser la partition. Là où certains autres (Herreweghe par exemple) ont tendance à privilégier la clarté du contrepoint lui choisit de souligner la puissance de l'harmonie par la délicatesse organique du mouvement, choix que je loue pour la force spirituelle qu'elle inspire.
D'intériorité et de délicatesse il n'en est guère question dans les Noces et Bernstein démontre ici qu'il est capable d'emballer cette œuvre complétement folle et échevelée. Il faut dire que même pour un opus qui a une tradition d'interprétation par des noms comme des cathédrales (Francis Poulenc, Georges Auric, Aaron Copland et Samuel Barber entre autres...) Bernstein dispose d'un line-up qui fait rêver: Martha Argerich, Krystian Zimerman, Cyprien Katsaris et Homero Francesch, excusez du peu! La précision rythmique, l'énergie sans faille des chanteurs et des interprètes confèrent aux Noces un aspect d'exercice de haute voltige. Quand les derniers accords s'égrènent, ponctués de tintement de cloches célestes, on en reste le souffle court.
Le programme de ce disque est hétérogène mais sans doute complémentaire et il est particulièrement délicieux d'entendre une interprétation qui excelle aussi généreusement dans les deux extrêmes du catalogue de Stavinsky. C'est aussi un très bon exemple de ce que Bernstein fait de mieux et quelques pages inoubliables de l'histoire de l'interprétation du grand maitre.