Jean-Louis Aubert/Michel Houellebecq VS Léo Ferré/Charles Baudelaire

Je n'ai rien contre les anomalies, bien au contraire. Personne d'autre que les propres protagonistes n'auraient pu concevoir une collaboration entre le leader de Téléphone, groupe rock optimiste (ce que sa carrière solo a poursuivi, certes avec davantage d'expérimentations), et l'écrivain derrière "Sérotonine", à la réputation médiatique sulfureuse et connu pour son pessimisme. A travers le peu d'influence musicale qu'a eu mon père sur moi, essentiellement, je connais le travail de Jean-Louis Aubert et le respecte, je l'ait même plusieurs fois aimé. Je n'ai par contre jamais lu Houellebecq.
Lors de mes années collège, j'écoutais déjà Léo Ferré ; ce sont même ses adaptations de poèmes qui ont fait le sujet de mes premiers albums entièrement écouté issus de sa créativité démesurée. Je connaissais déjà Charles Baudelaire mais que de loin. Je ne connaissais pas Appolinaire, Rimbaud ou Verlaine avant lui.
Je précise tout ça parce que "Les parages du vide" est un échec très intéressant à analyser, pétri de bonnes intentions mais qui se rate pour des raisons très précises et explicites dès la première chanson.
Dans le livret (très beau d'ailleurs, ça fait plaisir d'en voir un de temps en temps aussi soigné), son ouverture retranscris le premier mail d'Aubert à Houellebecq. Il parle de l'adaptation de poèmes comme d'une vieille tradition, qu'il compte donc perpétuer exceptionnellement suite à un coup de foudre pour le receuil "Configurations du dernier rivage". La pochette de l'album : lui au-milieu des champs, en noir et blanc. Un brin caricatural, mais si l'ambiance musicale suit, elle est cohérente. Si on prend la pochette de Léo Ferré adaptant Baudelaire sur son double-album (les deux autres étant beaucoup plus sobres), l'interprète se compare graphiquement à lui et sur-souligne le côté damnation : sur ce point, "Les parages du vide" peut se targuer d'être plus humble. Mais est-ce que la pochette est pour autant adaptée à son propos ?
Les adaptations musicales de Jean-Louis Aubert ne sont pas toutes décevantes. "Isolement" possède une musique très chouette, "Lorsqu'il faudra" est même très belle mélodiquement, sans compter "L'enfant et le cerf-volant" ou "Le second secret". Mais, dans sa généralité, le tout manque cruellement de grandiose. On sent Aubert écrasé par son respect pour le poète, il n'ose pas des orchestrations volontairement à contre-courant, et surtout beaucoup plus variées. On est censé être dans les parages du Vide, le mot est même répété plusieurs fois : où est la profonde tristesse dans ces mélodies ? Vide est un mot entier, dans le sens où on ne lance pas un caillou contre un mur, on est broyé de l'intérieur et il ne peut y avoir que deux solutions, se re-remplir ou se laisser mourir. C'est le sanglot, pas la larmichette. En ce sens, il ne fallait pas avoir peur d'aller dans le dramatique, voire le tragique, et ne pas hésiter à en faire beaucoup avec l'orchestration, mobiliser une interprétation habitée. L'interprétation, justement, est la plus grosse incompréhension du sujet. Pourquoi le chanteur se permet-il soudainement de chanter faux plusieurs fois ("La fin de journée est si belle" à la fin de "Lorsqu'il faudra" est particullièrement incompréhensible) ? C'est parce qu'on est dans la chanson dite plus intellectuelle, on s'en fiche tant qu'il y a l'émotion ? Mais l'émotion ne passe pas de toutes manières, ça reste du chant simple, et donc on n'entend que la fausse note. Heureusement, ce n'est pas constant tout du long...
Léo Ferré, sur son album de 1967 avec Charles Baudelaire, a osé du jazzy sur "Les Bijoux", les grandes cordes sur "Spleen", une musique exotique pour "A une Malabraise", un morceau grandement soutenu par des choeurs pour "La servante au grand coeur", il parle sur "Abel et Cain", "A une charogne" est minimaliste mais interprète le poème cauchemardesque comme un comédien, "Ciel brouillé" est romantique à souhait et orchestré comme un rêve (ces deux poèmes se suivent !)... Sans dire que tous les morceaux sont réussis, les mélodies sont extrêmement belles, et surtout l'atmosphère globale est très intimiste avec son auditeur, on le convie dans un voyage empli de poésie et de visions diverses. Comme Ferré ne pensait pas "poésie=intello=ouin ouin en permanence", il explore toutes les émotions, du désespoir le plus profond comme "Receuillement" au ton le plus sardoniquement comique avec "le Vin de l'assassin". Certes, il a le privilège de l'artiste décédé et consacré nationalement. Mais il n'empêche que son album dure 1 heure, pas 40 minutes, et pourtant je la sens jamais passer. Quand à l'interprétation, elle est toujours complice avec son adaptation musicale, il ne fait pas que chanter et lorsqu'il le fait son chant signifie quelque chose d'autre que "chanter". Il est tout au service de Baudelaire, lui aussi est dans un rapport quasi fraternel avec son poète, mais il a compris que le meilleur moyen d'immortaliser un artiste et donner envie de plonger dans son oeuvre, c'est avant-tout de le rapprocher le plus possible de son statut d'être humain avant de celui d'icone de bibliothèques.
Quel est leur principal but, à eux deux ? Inciter à la découverte de leur auteur respectif.
Ca passe donc par le choix des poèmes. Aubert a choisit de piocher dans le chapitre "Les parages du Vide" du livre de Heouellebecq, car celui-ci était le plus lumineux. Etonnant raisonnement, puisque l'un des intérêts de ce disque est justement de nous faire découvrir une autre facette du chanteur, plus mélancolique (comme nous le prévient la pochette). Mais, surtout, cela signifierait-il que ce n'est pas représentatif du style de l'écrivain ? Je n'affirme rien puisque je ne l'ai pas lu, mais j'ai bien vu dans les interviews qu'il n'est pas du genre à chanter "La bombe humaine" avec des passants en pleine rue. Sur ce disque, à l'exception de "Face B", j'ai trouvé les poèmes tout sauf pessimistes, sincèrement. Peut-être justement parce que j'ai grandi avec des poètes comme Baudelaire, en écoutant du Saez, après avoir contemplé du Bélà Tarr ! Mais la Femme et l'amour ne sont pas évoquées d'une façon triste. "La Traversée" propose de l'espoir, des propositions d'ailleurs. Même quand la mort est évoquée, elle est plutôt sujette à un ultime adieu auprès d'un être cher, certes soulageante mais également appaisée... Là aussi, où est le Vide ? Il y a même "Je suis heureux" dans "Lise", ce n'est pas anodin ! A quoi cela ressemble quand c'est plus triste ? "Il n’y a pas d’amour / Nous vivons sans secours / Nous mourons délaissés / L’appel à la pitié / Résonne dans le vide / Nos corps sont estropiés / Mais nos chairs sont avides." D'accord, mais encore ? Il n'y a aucune stylisation, aucun développement, et vous pouvez être garanti qu'avec des poncifs d'entrée comme ça, la fin du texte sera beaucoup plus lumineux, étant donné qu'on balance toute la détresse dès les premiers vers (ce qui détruit toute montée dramatique). "La Face B" est de loin la plus déprimée, et honnêtement sur ce coup-ci le Vide est plus visible. Il y a quand même un vers qui m'a fait tiquer : "La Vie n'a rien d'énigmatique". On peut dire tout ce qu'on veut sur la vie, sauf cet adjectif, ça n'a aucun sens. Sinon, la Création n'est pas possible, l'Art n'est qu'une exploration des interrogations qu'elle suscite, cela a toujours été pour moi la base et l'évidence de toute oeuvre artistique. Mais c'est révélateur : de ce que cet album nous apprend, la poésie de Houellebecq est celle d'un adolescent émo, qui désire ardemment être triste mais rêve de mourir dans les bras de sa copine, prend les premières images évocatrices (l'enfant et le cerf-volant, bon, c'est connu quand même) pour attirer l'empathie mais rien n'en faire, écrit des formules...vides dans le but de faire croire qu'il y a un quelconque fond de musicalité dans le choix de ses mots ou dans sa réflexion. En somme, "Les Parages du Vide" ne m'a pas donné envie du tout de découvrir le travail de Houellebecq. Malgré certains beaux vers je le reconnais, comme "D'autres vont à l'amour comme on va à la mer", je n'ai pas la sensation que c'est très recherché comme écriture.
Dans l'exemple de Léo Ferré : inutile de rappeller la qualité intemporelle de l'oeuvre de Baudelaire ("les Fleurs du Mal" comme "Le Spleen de Paris", que le chanteur a pourtant peu adapté malheureusement), ce qui m'intéresse c'est comment le vieil anar m'a poussé à le lire et à découvrir ce qu'il a écrit à coté des adaptations. Donc, le choix des poèmes. Il a toujours déclaré qu'il était dicté, que c'est en lisant au gré de son chevalet qu'il finissait par s'arrêter sur l'un d'eux et se laisser porter par son inspiration. Il n'empêche qu'il est intéressant de noter que les thèmes sont bien mélangés et sont agencés d'une certaine manière. Prenons l'exemple de la Face B du premier disque. "Le Soleil" raconte l'inspiration du poète grâce à son environnement extérieur, la musique est rêveuse et aérienne ("Quand, ainsi qu'un poète, il descend dans les villes / Il ennoblit le sort des choses les plus viles / Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets / Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais"). "Le Vin de l'assassin" enchaine sur un meurtre féminicide, suintant l'alcool et la hantise, donc la musique a un rythme plus tribial, encercle les vers et Ferré raconte l'histoire comme un fou ("Cette crapule invulnérable / Comme les machines de fer / Jamais, ni l'été ni l'hiver / N'a connu l'amour véritable / Avec ses noirs enchantements / Son cortège infernal d'alarmes / Ses fioles de poison, ses larmes / Ses bruits de chaîne et d'ossements !"). "Les Albatros" revient à une ambiance rêveuse, avec une soliste, et se différencie par une simplicité d'accès juste dans sa structure ("Le Poète est semblable au prince des nuées / Qui hante la tempête et se rit de l'archer / Exilé sur le sol au milieu des huées / Ses ailes de géant l'empêchent de marcher."). "A une Passante" est accompagné par un orchestre de chambre, évoque le regret ou l'acte manqué ("Agile et noble, avec sa jambe de statue / Moi, je buvais, crispé comme un extravagant / Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan /La douceur qui fascine et le plaisir qui tue"). "Le Parfum" reprend les grandes cordes, évoque cette fois la trace des hommes et leur éphémérité ("Je serai ton cercueil, aimable pestilence ! / Le témoin de ta force et de ta virulence / Cher poison préparé par les anges ! Liqueur / Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur !"). Enfin, "La Servante au grand coeur" : ce n'est pas le titre du poème, il a juste repris le premier vers pour le nom du morceau pour simplifier la curiosité de l'auditeur pour son écoute. Comme dit précédemment, ce sont surtout les choeurs qui volent la vedette ici, supportés par des cordes juste somptueuses, tandis que Ferré alterne le chanté pour contextualiser sa situation physique ("La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse / Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse"), tandis qu'il parle pour décrire son état émotionnel ("Tandis que, dévorés de noires songeries / Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries / Vieux squelettes gelés travaillés par le ver /Ils sentent s’égoutter les neiges de l’hiver"). Voilà, 6 morceaux, de 2 ou 3 minutes, mais tous des propositions différentes, qui configurent un éventail des beautés qu'offre Baudelaire. 6 morceaux, au pire réussis, au mieux chefs d'oeuvres. Les citations servent, elles, à faire le parralèle avec ceux de Houellebecq retrouvables sur Internet, que ce soit pour les sujets plus légers que pour illustrer ce qui peut être à mon sens de véritables vers étendards du sentiment du Vide. "- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique / Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir / Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique / Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir" ("Spleen") : ah c'est sûr que c'est une approche plus radicale, mais dans ce cas-là, il fallait appeler le disque et le chapitre "Les Parages de la tristoune, souvenirs de mes 14 ans" et utiliser une pochette où Aubert regarde son lit avec une tasse de café, que "Les Parages du Vide".
Pour conclure... Je suis certain qu'Aubert n'avait que de bonnes intentions. Qu'il aurait voulu sublimer ces poésies qui l'ont touché, et je respecte évidemment beaucoup cette démarche, c'est ce qui fait que ce disque a autant retenu mon attention pour ses attraits : il reste atypique. Mais entre les musiques un peu pauvres et les textes acnés de Houellebecq, l'un ne rattrape jamais complètement l'autre. Je laisse Houellebecq conclure pour me faire pardonner, avec une citation bien parlante :
"Un poète mort n’écrit plus. D’où l’importance de rester vivant.”

Billy98
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le 16 juin 2023

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