Let England Shake déconcerte à la première écoute, et ne s'appréhende pas aisément : le registre vocal inhabituellement haut-perché peut facilement dérouter, de même que l'atmosphère de l'album, qui semble nous plonger dans ce puits de noirceur représenté sur sa pochette, rend parfois son écoute poignante et nécessite une implication émotionnelle importante. L'impression de singularité, voire d'étrangeté que l'on peut ressentir est néanmoins démentie par l'aspect quelque peu conventionnel de l'accompagnement musical, qui ne s'aventure qu'à de rares reprises hors des sentiers battus. Qu'est-ce-qui fait donc de Let England Shake une oeuvre si singulière, et l'un des albums les plus marquants des années 2010 ? La réussite de l'album tient en effet à des aspects non immédiatement perceptibles lors des premières écoutes, c'est-à-dire à la profondeur et la subtilité de la réflexion historique qu'il propose, et à la richesse et la force poétique unique des textes (il serait plus juste de parler de poèmes) qu'il met en valeur. Tout en dressant un constat implacable de lucidité sur une Angleterre au bord de l'implosion, PJ Harvey nous propose un véritable voyage réflexif en se déplaçant à la fois dans le temps et dans l'histoire (évocation de batailles marquantes, parfois clairement identifiées, parfois de manière abstraite) et dans l'espace contemporain en faisant de multiples références aux conflits qui ont ravagé le Moyen-Orient tout au long des années 2000. Tout au long des douze chansons qui composent l'album, la poésie de PJ Harvey se distingue par sa vigueur et sa force d'évocation pour délivrer un message pacifiste aussi bouleversant que salutaire.
On serait d'abord tenté de désigner Let England Shake comme l'introduction conceptuelle de l'album dont elle porte le nom, mais la grande diversité des atmosphères, des lieux et de événements évoqués par la suite incite à la prudence. Sur un rythme entraînant et dynamique, pourvu de quelques touches de xylophone qui interpellent notre oreille, la performance vocale mesurée et très maîtrisée instaure une atmosphère inquiétante, suffocante, qui traduit l'intuition d'une catastrophe imminente. Une menace rendu d'autant plus dangereuse par l'inaction et l'apathie dans laquelle l'Angleterre et le monde occidental semblent avoir sombré (« The West's asleep/Let England Shake, weighted down with silent dead [...] Indifference has won won won »). L'évocation des « dancing days » de l'Angleterre, peut-être une référence à la période de prospérité qui a précédé la Première Guerre Mondiale, est un premier moyen de mettre en relation les événements historiques avec les tensions qui subsistent dans le monde près d'un siècle plus tard. Le refrain introduit la première des sinistres images de mort et de chaos qui parcourront l'album, avec la « fontaine de mort » dans laquelle un certain Bobby (référence à l'archétype du policeman britannique ?) s'apprête à plonger avec un sourire et un grand éclat de rire : une ironie mordante soulignée par le ton distancié de la performance vocale.
L'atmosphère change pour le second morceau de l'album, The Last Living Rose, évocation lyrique et puissante d'une Angleterre historique et probablement idéalisée, à travers la beauté de ses paysages, la richesse de sa culture (« And the grey, damp filthiness of ages/And battered books and/Fog rolling down behind the mountains »). Un patrimoine menacé par le néo-libéralisme européen et le mercantilisme généralisé qu'il impose à l'ensemble de la société (ainsi de la vente de l'or britannique évoqué discrètement à travers les reflets dorés de la Tamise au crépuscule). Très court, mais non moins marquant, le morceau se distingue par les solos de trombone séparant les sections chantées, mais surtout par la force et la beauté sereine des images, dessinant les traits d'un attachement profond et sincère à cette Angleterre de cœur, jusque dans ses aspects les moins reluisants (« Let me walk through the stinking alleys/To the music of drunken beatings »). Le dernier couplet en particulier, saisissant de perfection rythmique et lyrique, rappelle les grandes œuvres de la poésie anglaise et contribue à laisser une impression durable.
The Glorious Land (un titre à prendre évidemment dans un sens antiphrastique) introduit ce qui se révélera rapidement être le thème principal de l'album : la guerre. La forte présence des percussions traduit l'idée d'une marche implacable, de terres recouvertes par l'avancée des machines de guerre et des bottes (« Our land is ploughed by tanks and feet »). En superposant à l'arrière-plan l'hymne de la cavalerie américaine, PJ Harvey met en parallèle les destins des deux pays, les réunissant dans une même série d'erreurs tragiques : qu'est-il arrivé à ces deux « glorieux pays » pour que la terre soit recouverte de machines de guerre plutôt que par le blé et le maïs ? Pour que les enfants, censés « être les glorieux fruits de cette terre » soient mutilés ou orphelins ? Une série de questions rhétoriques qui ne trouvent évidemment pas de réponses, mais qui marquent par l'énergie désespérée et le sens du tragique avec lesquels elles sont posées.
Le morceau suivant prend un sens plus clairement politique en dénonçant l'impuissance des mots à empêcher les conflits, voire en pointant du doigt leur pouvoir criminel : The Words that Maketh Murder. Face aux terrifiantes images de massacre et de violence qui s'accumulent avec une rare intensité (la saisissante hypotypose « Death lingering, stunk/Flies swarming everyone/Over the whole summit peak/Flesh quivering in the heat »), la détresse du narrateur ne cesse de croître (« I've seen and done things I want to forget ») pour se conclure sur un appel désespéré aux Nations Unies, dénonçant en creux l'impuissance de la diplomatie et des organisations internationales à empêcher de telles boucheries, une situation particulièrement criante lors de la Première Guerre Mondiale. Musicalement, le morceau se distingue par son rythme saccadé, et la performance vocale habitée de PJ Harvey, parcourue par une angoisse qui confine à la folie et à la torture mentale. Un bouleversant réquisitoire, qui restera comme l'un des plus marquants de l'album.
All and Everyone, le plus long morceau de l'album, semble se déployer d'abord sur une atmosphère plus apaisée, impression immédiatement démentie par le premiers vers qui évoque l'atmosphère suffocante de mort du champ de bataille (« Death was everywhere/In the air »). D'une structure complexe, le morceau fait appel à plusieurs accélérations et ralentissements, le rythme rapide de la narration laissant place à un refrain profondément mélancolique (« As we advancing... »). La voix de PJ Harvey, rejointe par celle de John Parish à l'arrière-plan, reconstitue le souvenir collectif d'un événement précis de la Première Guerre Mondiale, la bataille des Dardanelles qui décima les forces alliées pour un objectif dérisoire (« 400 acres of useless beach »). La grande tenue de la narration et la puissance d'évocation des images en font un tableau très abouti.
Majestueuse clôture de la première partie de l'album, On Battleship Hill est introduit par des accords de guitare curieusement chaleureux (ce qui n'a en réalité rien d'étonnant, puisque c'est le seul morceau de l'album qui semble retrouver un peu d'espoir - certes de manière ambiguë). Sur une mélodie aux sonorités hispaniques, la voix de PJ Harvey s'élève, céleste, gracieuse. L'atmosphère très palpable du morceau précédent laisse place à une perspective presque métaphysique qui met en regard la mort des hommes sur le champ de bataille avec la force implacable de la nature, qui les condamne irrémédiablement à la disparition et à l'oubli (« The land returns to how it always been »). Une évocation qui rappelle fortement la seconde partie du roman de Virginia Woolf, Vers le phare, qui souligne la petitesse des destins humains face au temps cosmique et au cycle infini de la nature. Malgré la répétition du vers où la nature est qualifiée de cruelle (« Cruel nature has won again »), il n'est pas interdit d'y voir un message d'espoir, la force de la nature permettant d'effacer la destruction et la violence provoquées par la folie des hommes. Comme le dit PJ Harvey elle-même dans une interview au quotidien britannique The Sun : « No matter what happens to us, nature will always be there. Which is comforting but also quite brutal. »
La deuxième partie de l'album s'ouvre sur un morceau faisant directement référence à l'Angleterre, à l'image de la chanson-titre qui introduisait la première partie : mais alors que Let England Shake était un rock rythmé et entraînant, England est une véritable complainte faisant appel à des effets de dissonance : le registre haut perché de PJ et le sample de Said El Kurdi, insufflant au morceau une atmosphère orientale (sans doute une référence aux guerres au Moyen-Orient où le Royaume-Uni est intervenu), procurent une impression de saturation qui déconcerte considérablement. En tombant peut-être dans un excès qui empêche l'émotion d'émerger totalement, England n'est pas un des morceaux essentiels de l'album, insistant sur les sentiments contrastés du poète à l'égard de l'Angleterre : de l'amour, certes, mais un amour qui, tel l'amant de Joni Mitchell dans A Case of You, laisse un goût amer dans la bouche.
Cette légère faute de goût est immédiatement rattrapée par ce qui constitue à mes yeux l'un des sommets de l'album : In the Dark Places. S'appuyant sur une mélodie particulièrement mémorable, et la performance vocale plaintive et poignante de PJ Harvey, bien soutenue à l'arrière-plan par le fidèle John Parish, le morceau se distingue par la simplicité, voire le dépouillement de son texte, s'opposant aux images très élaborées de All and Everyone. Adoptant à nouveau le point de vue de soldats continuant inlassablement leur route, enfermés dans une temporalité circulaire (« Another summer has passed »), le poète insiste cette fois sur les sacrifices des jeunes hommes morts à la guerre (le parallélisme d'une évidence bouleversante « Some of us returned/Some of us did not ») et le désarroi de l'homme face à cet ordre absurde qui lui est imposé et que nul ne semble en mesure d'expliquer (« And not one man has/And not one woman has/Revealed the secrets of this world »).
Les deux morceaux suivants, Bitter Branches et Hanging on the Wire, tentent à nouveau de dresser de puissants tableaux de guerre mais peinent à marquer les esprits par leur manque d'inventivité mélodique et l'absence de la singularité et de la force qui distinguaient particulièrement ressortir les grands morceaux de la première partie. Bitter Branches reprend le rythme saccadé de The Words that Maketh Murder, mais s'avère peu convaincant en raison d'une performance vocale un peu outrée. Hanging on the Wire tente de renouveler l'approche de l'album en adoptant le point de vue d'un observateur extérieur et en se déployant sur une douce et légère mélodie au piano, qui contraste avec des images toujours aussi terrifiantes (« There are no fields or trees/No blades of grass/Just unburied ghosts/Hanging in the wire »). Mais le morceau apporte finalement peu de choses et s'apparente à un authentique filler.
Written On the Forehead s'avère bien plus intéressant : le morceau se construit à nouveau sur de forts contrastes, l'atmosphère éthérée et la performance vocale apaisée étant contrebalancées par le chaos qui règne à l'arrière-plan et la répétition des termes « blood and fire ». Le texte fait pour la première fois explicitement référence aux conflits récents au Moyen-Orient, par quelques traits discrets (« People throwing dinars at the bellydancers » ou « Date palms and orange and tangerine trees »). L'important n'est évidemment pas là mais dans les images de chaos et de destruction qui s'accumulent, de vies qui se décomposent (« People throw belongings and lifetime's earnings/Amongst the scattered rubbish and suitcases on the sidewalk »). Du champ de bataille, le poète se transporte ici en milieu urbain pour insister sur le chaos qu'y apporte la guerre (« He said war is here in our beloved city ».)
Le morceau qui conclut qui l'album, The Colour of Earth, est aussi l'un des plus étonnants : d'abord PJ Harvey le chante en duo avec l'australien Mick Harvey, fidèle des Bad Seeds de Nick Cave, de manière appropriée puisque le texte évoque les pertes nombreuses dans les armées australiennes et néo-zélandaises au cours de la Première Guerre Mondiale. A priori la tonalité enjouée, presque grandiloquente du chant ne s'adapte absolument pas au texte qui évoque le suicide d'un soldat ami du narrateur, désormais réduit, vingt ans plus tard, à un « tas d'os » (« Nothing more than a pile of bones »). Dans le dernier couplet, le destin individuel se confond avec celui, collectif, des milliers de soldats morts ce jour-là et qui ont teinté la terre brune d'une couleur rouge sang. Faut-il voir dans cette inadéquation un ultime trait d'ironie qui consacre l'absurdité de cette guerre ? C'est probable. Du moins l'album se referme t-il sur une note difficile à définir, fidèle à son image.
Si on peut regretter l'absence d'un accompagnement musical totalement à la hauteur des ambitions poétiques de PJ Harvey, et les quelques déséquilibres dont il souffre dans sa deuxième partie, Let England Shake s'avère néanmoins tout à fait essentiel : sa poésie viscérale, puisée au sein d'une exceptionnelle capacité d'empathie et d'une profonde conviction pacifiste, dépeint l'absurdité de la guerre dans de saisissants tableaux atmosphériques face auxquels on ne peut s'empêcher de convoquer les grandes œuvres de la littérature, de la peinture et du cinéma qui l'ont précédé. De même, la profondeur et la complexité avec lesquelles se déploie sa réflexion historique font preuve d'une subtilité qui montre rarement ses failles. Indispensable à plus d'un titre.