Ce coup de théâtre pas du tout au figuré (!) entier, fut une véritable œuvre coup de poing pour Brel, qui régnait alors à l'avant-garde de l'univers de la chanson française d'auteur-compositeur, devançant même un Ferré plus replié sur lui-même et ambivalent face aux barricades de mai 1968. Et pourtant, le chanteur belge, maintenant habité complètement par les personnages de Don Quichotte et de Cervantès qui l'avaient totalement subjugué au Carnegie Hall, lors d'une représentation de la version originale.
“Ce qui m’a plu dans cette œuvre, c’est le triomphe du rêve.”, avoua un Brel passionné par ce qu'il avait vu à New York : cet aveu du chanteur résume l'essentiel de la motivation qui le poussa à délaisser la création pure pour se lancer dans l'adaptation de l'oeuvre d'autres artistes. Un changement profond qui montre à quel point la pièce musicale l'avait transfiguré. C'est comme s'il s'était fait interpeller à la seconde personne du singulier par "L'homme de la Manche" (et non 'de la Mancha', comme Brel se mit à modifier le titre).
Il faut dire que Don Quichotte (ou Don Quixote, c'est selon), c'est une bonne approximation du Brel au coeur généreux, du Brel malchanceux auprès des femmes qui"il vénère sous les couverts d'une misogynie trop fanfaronne pour être réelle, du Brel que le sort d'un Jaurès venait chercher au plus vif de l'âme même un siècle plus tard. Oui, Brel pouvait aisément revêtir l'armure obsolète et piteuse du célèbre pourfendeur de géants à ailes de moulins, de dragons à tous les coins de rue, et du chevalier servant de toute femme chez qui les paillettes de toc lui paraissent de l'or que seules des dames nobles et vertueuses ont le loisir de se recouvrir.
Et il endossa l'armure de Cervantès alias Alonzo Quijano alias Don Quixote 150 soirs, de fin 1967 jusqu'en 1969, jusqu'à ce que le projet, aussi fou que son sujet, soit forcé de cesser pour cause d'épuisement d'un Brel déjà malade, amaigri de 10 kg, après le premier déboire majeur de la mort de l'interprète de Sancho Panza (remplace à pied levé).
L'histoire de L'homme de la Mancha n'est pas une simple transposition de Don Quichotte à la scène, mais une pièce dans la pièce. Miguel Cervantès, acteur/auteur (de "Don Quixote", entre autres)/collecteur d'impôt infortune, est arrêté avec son palefrenier pour forclusion d'un monastère par un tribunal de l'Inquisition. Le "Gouverneur", chef apparent de la bande de malfrats enfermés avec eux dans leur cellule décide de "juger" de la culpabilité de Cervantès au moyen d'un procès improvisé. S'il est trouvé coupable d'un crime sérieux, ces loustics se partageront le contenu du coffre contenant tous les avoirs de l'écrivain. Un autre bandit du groupe (le Duc) accusé Cervantès d'être rimailleur et un imposteur. Au lieu de le nier, Cervantès admet ses torts, mais demande pour sa défense de monter une pièce (à laquelle les "accusateurs" eux-mêmes sont invités à participer), qui met en scène un gentilhomme du nom d'Alonzo Quijano, devenu aliéné pour avoir trop lu de romans extravagants de cape et d'épée, et qui se prend maintenant pour une sorte de chevalier errant qui s'est rebaptisé lui-même du nom de Don Quichotte de la Mancha, don't le seul compagnon est son fidèle écuyer, Sancho Panza pour les besoins de la "pièce".
La pièce musicale traduite en français par Jacques Brel continue ainsi, et, on connaît bien les principaux faits d'armes prouvant la "folie admirable" du Don Quixote. Brel "vit" jusqu'au fond de ses tripes le rôle de Cervantès/Quimanjo/Don Quichotte, et on le sent dans l'un des deux seuls morceaux de cette oeuvre qui valent vraiment le coup de s'y attarder - et comment !!, i.e. "La Quête", chef-d'œuvre absolu de la discographie complète de Brel. Il est paradoxal que cette chanson, d'un souffle majestueux, soit presque l'unique extrait recommandé de cette pièce, qui fut pourtant tout le quotidien de Brel pendant presque 2 ans. C'est dire la dévotion personnelle qu'il avait pour ce rôle auquel il s'identifiait fortement de toute évidence, puisqu'il lui suffit de celle-ci et de la chanson-titre, chantée en duo avec Sancho, également fort agréable, sans atteindre le niveau stratosphérique de "La quête".
Comme le dit avec une économie de mots un autre commentateur, on ne peut guère attribuer de note parfaite pour l'ensemble. Les autres compositions, où Brel ne chante que peu ou pas, sont ou bien criardes (les interprètes faisaient-ils exprès pour trouver le registre et le timbre les plus insupportables juste pour nous énerver?), ou bien mettent en vedette une chanteuse anglophone qui ne parlait ni ne comprenait le moindre mot de français, avec le résultat grotesque qui s'ensuivit.
Bref, 80% de l'album est à oublier, mais la portion restante est si grandiose, si envoûtante, et nous fait monter tant d'émotions à la tête qu'on pardonne au tout comme je l'ai fait. Il m'a donc semble qu'un maximum de 3 points devaient être soustraits, puisque les morceaux à conserver sont d'une qualité si extraordinaire qu'on en devient magnanime... C'est mon cas, à tout le moins.