Dernier film muet (originalement, puisque assez étrangement, il fit des versions muettes de ses premiers films parlants) d'Ewald André Dupont, ce mélodrame sirupeux mais techniquement de grand intérêt vaut le détour, en dépit de sa longueur (v.o. de 140 min).
En effet, des acteurs de qualité et un usage étonnamment moderne de la caméra compensent les poncifs et les scènes répétitives.
L'intrigue se résume à la manière dont évoluera un triangle amoureux fortement suggéré dès les premières scènes impliquant Parysia (incarnée par l'incandescente actrice allemande d'origine russo-arménienne Olga Chekhova, dans toute sa gloire hypersensuelle), sa fille Margaret (Eve Gray) et le fiancé de celle-ci, André (Jean Bradin). Oui, la mère, danseuse étoile de revues musicales au Moulin Rouge, et coqueluche du tout "gai Paris", se nomme ...Parysia. Audacieux. Un peu comme pour l'élever au rang de symbole de la ville, mais je ne me lancerai pas dans un exercice futile d'allégorie facile. Bref, Parysia n'avait pas vu sa fille depuis des lunes et n'avait jamais encore rencontré son fiancé, le ténébreux André, sorte de Valentino, le sourire en moins. Le père d'André est un aristocrate ou bourgeois parvenu qui refuse que son fils épouse une fille des planches. Imaginez: même si Margaret n'est pas elle-même dans le métier, Monsieur le père ne consent pas que son fils trempe ne serait-ce que .... par une sorte d'osmose de corruption. Bref, si André goûte au péché (vous savez, ces artistes de cabaret sans morale, ces Marie-couche-toi-là à l'âme damnée - ils connaissent le Kama Sutra sur le bout des....orteils! André pourrait abandonner l'entreprise familiale, se laisser pousser les cheveux, et quoi encore?). Et au fait, Parysia est veuve ou "fille-mère", comme on disait autrefois dans mon coin? Hmmm... C'est suspect.
Mais ce qui va se produire est inattendu: coup de foudre du fiancé pour la belle-maman (et on le comprend !) tandis que sa promise, in peu nunuche et qui n'a d'yeux que pour lui, n'y voit que du feu et jamais ne se doutera de cet amour scandaleux bien que platonique! Comment cela finira-t'il?
On reconnaît un bon acteur de film muet à la réaction viscérale qu'il/elle peut générer sans l'aide de dialogue. Chekhova, formée par Stanislavski lui-même, est magistrale lors du tout premier contact entre elle et André. Ce qui aurait dû être une simple formalité par égard pour sa fille, a toutes les allures d'un arc électrique. Par le simple jeu des yeux, sans le moindre autre signe physique détectable, Parysia renvoie au spectateur le trouble qui la secoue instantanément. Ce trouble n'aura pas échappé à son futur gendre, dont l'effet de ce regard foudroyant amorcera une réaction en chaîne aux conséquences terribles.
Rares sont les films muets qui nous prennent aux tripes. Moulin Rouge y parvient non seulement par le jeu d'acteurs talentueux et dirigés de près par un solide metteur en scène, mais également par des découpages savants et inventifs, tels une course en voiture qui est, pour l'époque, de haute facture technique et ne ferait pas mauvaise mine aux côtés de classiques plus récents comme celles de Bullit ou de Grand Prix. Dignes de mention pour 1928 sont les superpositions réussies d'images mentales du point de vue des acteurs principaux, superpositions qui n'insistentvet ne durent que ce qu'il faut et qui surprennent par leur qualité à nos yeux de cinéphiles qui en ont vu bien d'autres.
Quant aux très nombreux extraits de numéros de danse (filmés au Lido selon les sources disponibles), dans lesquels Chekhova s'avère excellente, loin de traîner en longueur, ils sont très utiles pour nous communiquer viscéralement l'effet séducteur qui vient à troubler, puis conquérir, jusqu'à obséder André complètement. En effet, le style de can-can qu'affectionne Parysia s'apparente davantage au charleston et se veut sensuel à souhait aux limites de ce que la censure tolérait à cette époque. Chekhova a un corps musculeux à souhait et de jolis seins et joue de ses cartes efficacement. Oui, les numéros reviennent souvent (et je ne serais pas surpris que c'était volontaire en échange du droit de les filmer), mais je ne me lassais pas de regarder Chekhova et son regard perçant d'un érotisme toujours latent.
Il y a peu à dire des autres personnages, qui seraient facilement remplaçables. Bradin y est de marbre dans presque toutes les scènes, même lorsqu'il sanglote sur les cuisses de sa future belle-mère. Il ne finit par briser la glace qu'à la fin, alors que son romantisme exacerbé l'a presque poussé à l'ultime limite. Quant à Grey, elle paraît plus ágée que sa mère (bien qu'elle ne soit que 3 ans plus jeune que celle-ci !), et nous est présentée franchement comme une mocheté aux côtés de Parysia, qui est le centre d'attraction de tout le film.
Ne nous faisons pas d'illusion : Moulin Rouge reste un mélodrame typique de celui des films muets des années 20. Il faut donc se montrer indulgent face aux règles qui encadrent ce genre désuet, et s'intéresser
plutôt aux prises de vue résolument modernes et qui font du film un témoin intéressant de la fin du muet. Une fin qui annonce une libération longtemps attendue de la prison du silence...