La griffe du maître
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Courbé sur une bâton courbé et une cascade de rides que ses vieilles fripes rêches cachent à peine, le vieux pèlerin farfouille dans les entrailles de la forêt. Pas après pas, entre les immenses rochers moussus et les branches entremêlées des sapins, il poursuit sa voie, si fragile. Il tâtonne et trébuche dans ce chemin sinueux, celui de sa rédemption, celui de sa mémoire, vers cet abris clair et douillet qui survit dans le passé.
Dans le flot très fertile des sous-genres métallistiques, une nouvelle vaguelette fait son apparition sous le nom intriguant de "Deathgaze". Ce mélange de Deathcore et de Shoegaze pourrait surprendre ceux qui pensent encore que la violence rythmique et l'atmosphérique introspection ne font pas bon ménage Il suffit de se remémorer le travail d'orfèvre de certains prodiges des émotions partitionnées, tels que The Ocean, Neurosis, Ghost Brigade et j'en passe des centaines, pour se rassurer quand à l’orthodoxie du mariage proposé. Les jeunes américains de Kardashev viennent donc asseoir des influences brumeuses et épaisses, mélancoliques et romantiques, celles du Shoegaze, dans la boîte surpuissante et longtemps trop hermétique du Deathcore - un fléchissement vraiment intéressant du genre a lieu depuis quelques années, avec l'apparition de versants plus symphoniques, blackened ou mêmes progressifs. Loin de la féroce brutalité slam ou de la charpie commerciale d'une certaine frange du Core, Karsashev s'aventure dans des territoires bien moins évidents, bien plus hybrides, où le blackgaze n'est jamais très loin ("Apparitions in Candlelight"), où la progressivité est toujours surplombante, où le label "Post" se collerait volontiers.
Dans ce premier album très intime, le groupe nous propose une véritable aventure narrative : on suit le retour à la maison d’enfance d'une vieil homme rongé par la démence et l'amnésie, endeuillé (mort du frère) et chassé de chez lui, qui tente de conjurer sa perte, son désespoir et son regret dévorants par un retour aux sources dans ce lieu où le présent fait moins mal et où le futur n'existe pas : le passé. Derrière cette fable psycho-cognitive, le groupe interroge tout notre rapport à l'information qui nous submerge, aux images et mémoires qu'elle créée et dont nous nous abreuvons jusqu'à la lie, par "peur d'oublier", nous rendant artificiellement dépendant d'un passé qui n'est qu'illusion pourtant. Dans un monde ultra-connecté et balayé de méga-tonnes de data-seconde, parcourant en un clin d’œil plusieurs tours de terre, un tel sujet est passionnant. Et on sent que Kardashev a tissé sa partition musicale en très proche harmonie avec ces thématiques bilieuses et si pertinentes.
Et la musique dans tout ça ? Et bien elle est à l'aulne de son propos : habitée par des spectres de larmes, des élans de candeur et des vagues de furies, toutes entremêlées dans des morceaux parfois longs mais jamais redondants, ponctués par la narration théâtrale du vieil homme - très Gothic Doom pour le coup. Il y a un côté Hypno5e dans ce récit cinématographique et noueux, et les influences sont nombreuses et terriblement bien digérées : Opeth, Neo Obliviscaris, un soupçon de vieux Paradise Lost ou de récent Leprous peut être, et une raisonnable couche de Deafheaven évidemment. High-scream, growls et chant clair chaud et hypersensible se répondent ou se superposent sur des cascades de guitares, tandis que des chœurs maîtrisés mettent en exergue toute la gravité des propos. De longues nappes aériennes trempent aussi le tout, et des breaks lourds comme la mort d'un monarque parsèment le disque. Véritablement vécu comme un voyage, il est difficile d'isoler certains titres, bien qu'ils soient finalement fort variés : entre le sentimental "Lavender Calligraphy", l'énervé "Compost Grave-Song" (qui finit malheureusement en queue de poisson sur un ... fade out tout pourri ?!) et le quasi-ambient "A Vagabond's Lament", il y a tout un monde, toute une histoire, tout un temps, passé, futur et présent entremêles. Le titre final "Beyond the Passage of Embers" matérialise la mort du vieillard qui, rongé par l'abandon, se rendant finalement compte que le passé n'est plus sien, que rien ne lui appartient désormais, finit par s'immoler avec sa maison d'enfance, les reliques d'un néant. Une fin extrêmement funeste et poignante, illustrée par près de 12 minutes d'un Doom-Death massif et perlant le délitement, l'abdication suprême.
Ce premier album de Kardashev est passionnant, varié, doté du talent immense de ses musiciens -qui sont tous hallucinants de jeu - le chant de Mark Garrett est lui aussi très présent, puissant, sensible et "drama" comme cet étrange style se doit. Créant un pont entre les genres (ce n'est définitivement pas du Deathcore, ha !), proposant un background thématique dément et un song-writting très fouillé, Kardashev propose une musique déjà bien mûre de bien des murmues existentiels.
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Créée
le 10 sept. 2022
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