"Devant l'obstacle, tu verras, on se révèle."
Je soupçonne Bashung d'avoir appris sa mort prochaine juste avant cet album. Lui, il dit que c'est avant tout une rencontre, l'amour, Chloé, le mariage, le Cantique des cantiques, tout ça, mais je n'aime pas trop la fille, alors impassons. Quoi qu'il en soit, une chose est évidente, il y a une force, une intensité à peine imaginable dans cet album totalement hors-norme, dans cette Imprudence. Comme le plus beau des cheveux, sur le plus beau des gâteaux, il fallait une conclusion à cette vie, à cette carrière, la voilà : majestueuse et monstrueuse.
"Il fallait" donc, cette fois ; Bashung veut un disque "tragique et sensuel", Jean Fauque veut une expérience noire, la maison de disque a comme un doute - a raison, le disque ne se vendra qu'à peine, et ne plaira qu'assez peu, les radios n'en voudront pour ainsi dire pas.
Mais il faut une rupture après le succès total de Fantaisie Militaire, il faut s'enfoncer plus profondément ; alors c'est parti, et comme d'habitude Alain sait s'entourer ; Jean Fauque donc, forcément à l'écriture, avec le passage de Miossec - Oh, Faisons envie ! - et un poème de Desnos. Et voilà, enregistrement à la maison, l'idée finale est géniale : envoyer sa voix à une douzaine de groupes, récupérer tous les sons de ces gens et choisir pour chaque partie de chaque chanson la musique qui lui convient, qui portera ses paroles ; les morceaux s'en trouvent brisés, déstructurés ; même Jean Fauque, inquiet, n'y voit plus l'ombre d'un single, mais il suffit d'une écoute pour se rendre compte qu'il n'aurait servi à rien. Passons, écoutons.
La montée sur Tel est parfaite, la voix de Bashung se dépasse, elle est comme une voile gonflée d'émotion et c'est elle qui nous porte, immense et uniforme le long de ses chansons qui se suivent si bien qu'elles n'en feraient facilement plus qu'une seule. La première chanson est un appel à l'imprudence, et nous y jette aussitôt, une nappe d'étranges violons se mêle à un harmonica tandis qu'il nous livre sa recette, "Dans ma cornue / J'y ai versé / Une pincée d'orgueil / Mal placé / Un peu de gâchis / En souvenir de ton corps". Et nous sommes pris, invités sans importance à ce dernier repas ; je ne sais pas si je vous ai prévenu, mais ça ne sera pas la joie, et la suite est là pour nous le rappeler, Je me dore me donne froid, frisson et tremblement, lorsque de Mes bras s'élève ce son si distinctif, et que sa voix, je suis emporté. Je pourrais m'arrêter un instant, vous parlez de cette chanson, à mon goût la plus belle jamais écrite par Jean, et la musique se fait minimaliste, s'éclipse entre les mots, "J'étais censé te ravir, à la colère de Dieu." et c'est sa voix qui tremble à son tour et me berce et me rassure "Je me tue à te dire, qu'on ne va pas mourir." ; je voudrais m'y blottir, "Sauve toi, sauve moi.", un piano, une guitare électrique et quelques instruments jettent leurs dernières notes, et renaissent aussitôt, j'ai toujours aimé cette chanson qui démarre, La ficelle, mais elle me déprime, sa voix s'y brise, la vieillesse, la mort, la jalousie se débattent sans force "Je suis pas cruel, juste violent."
L'album est d'une unité parfaite, les chansons s'y enchainent avec grâce, les musiques y sont si belles [c'est terrible ce manque d'adjectifs : cet album est "beau", les musiques sont "grandes" et "belles", moi je suis "touché" et "tremblant", et "désolé", un peu], envoutante, l'Imprudence est univers où j'aime à me promener, à courir entre les notes, à apprendre la place parfaite de chaque mot, par moment, une chanson semble vouloir s'échapper de ladite unité, mais même lorsque la musique s'arrête et que Jamais d'autres que toi, ou lorsque sa voix se déchire et se multiplie avec Faisons envie rien n'y fait ; ces chansons n'en deviennent que plus belles, remises à leurs légitimes places, elles trônent sur la fin déstructurée de l'album ; "Tout est si léger."
Pour être honnête avec vous, il y a une dernière chose à dire, et j'ai longtemps pensé qu'il faudrait la cacher, mais non, ça n'a pas d'importance ; il y a une chanson que je n'aime pas, Dans la foulée. Et pourtant, tout y serait parfait si je ne m'étais pas mis en tête que je n'en n'aime pas le thème.
Ca sera donc le dernier album de Bashung, sa dernière imprudence, sa parfaite fin de carrière. Et il y a bien une suite, et fin, mais vous trouverez ça là-bas :
http://www.senscritique.com/album/Bleu_petrole/critique/9447281
[Je ne suis pas du tout convaincue de cette critique, mais ça vous donnera peut-être envie de l'écouter en attendant de faire mieux. Et peut être qu'un jour, je lirais la critique parfaite de cet album qui n'est pas loin de l'être.]