Le meilleur album français des années 80

Un été à Dole. Il fait beau. Je flâne dans les rues, à la recherche de tout, de rien. Je tombe sur une braderie. Des disques. Parmi eux, un de Gainsbourg, que je ne connais pas. Sur la pochette, on le voit travesti en femme, ou plutôt en vieille pute un peu bourgeoise, ou catin sur le retour, ou tenancière de maison close... Que sais-je ! Je trouve ça curieux, et suis irrésistiblement attiré par cet album, alors que je ne m'étais jamais penché sur cet artiste auparavant. Appelons ça de l'intuition. Et voilà comment, pour quelques euros, je me retrouve avec le dénommé « Love on the beat » entre les mains, impatient de l'écouter. Je ne serai pas déçu.
« Love on the beat » est le meilleur album français des années 80. J'annonce. Comme ça, cash. Ni trop court, ni trop long. Sur les huit titres qui le composent, la moitié sont des tubes, et les quatre autres auraient mérité de l'être, parce qu'ils sont au moins aussi bons. De quoi faire bander un mort. Gainsbourg, devenu « Gainsbarre », son double maléfique, poète maudit des temps modernes, endosse une nouvelle fois son costume de provocateur (qu'il n'avait pas vraiment quitté) et nous refait le coup du dandy épicurien, quinze ans après « Je t'aime... Moi non plus ». Mais le dandy a bien changé. Il a même mal tourné : à sa panoplie se sont ajoutés le maquillage, les faux ongles, les cigarettes « slim »... Comme si, derrière le rouge à lèvres outrancier et le fard à paupières, l'homme avait vécu un drame qui aurait précipité sa décadence. Hasard ? La déliquescence de Gainsbourg avait justement vu naître son personnage d'alcoolo revenu de tout.
Sachant cela, on s'attendra également à une évolution musicale, et on aura raison. Question sonorités, « Love on the beat » est un disque très ancré dans son époque, aux mélodies imparables, qui voit l'artiste étoffer son registre après ses errances jamaïcaines, basculant dans un funk moderne, moite et compact, mâtiné de pop. Le résultat est un mélange détonnant de basses lourdes et enrobées, de synthés ciselés et de saxos suintants, accompagnés de chœurs gospels tour à tour suaves, inquiétants, monstrueux.
Mais cette oeuvre d'une grande richesse est aussi, et surtout, l'incarnation des perversités et des déviances sexuelles tabous ou « underground ». En ce sens, « Sorry angel », complainte sentimentale et désespérée, fait un peu figure d'exception ; le reste est un cloaque de pulsions plus ou moins glauques, malsaines ou débridées. La chanson titre frappe fort et pose d'emblée les bases d'une certaine animalité. Exit, le coït à la régulière de la Jane B. de 69, sensuelle et doucereuse : place à la jeune Bambou, à ses cris sauvages, ses expériences sodomites. On tient là le premier thème récurrent de l'album, souvent associé, par la suite, aux relations homosexuelles, de façon cependant moins directe. Ainsi, « Hmm hmm hmm » et sa galerie de portraits (les « affreux de la création ») est sans doute le morceau qui évoque le plus subtilement le sujet ; « Kiss me hardy » et son atmosphère poisseuse de club échangiste des bas fonds de Brooklyn, tout comme la vrombissante « Harley David son of a bitch », sont, elles, plus explicites.
Au-delà de la dépravation, « Love on the beat », c'est aussi la confusion des genres (homosexualité ? Hétérosexualité ? Transsexualité ?), la toute-puissance du plaisir, le refus de l'interdit, et en conséquence, un goût prononcé pour la transgression, l'autre grande idée mise en avant sur ce CD. Deux exemples célèbres avec l'inénarrable « No comment », scandaleusement légère, et « Lemon incest », où la voix frêle de la fille Gainsbourg, mêlée à des paroles à double-sens, achève de rendre le père limite infréquentable pour des oreilles chastes. « I'm the boy », moins connue, mérite tout autant qu'on s'y attarde : il se glisse dans la peau d'un fantasme, celui de l'homme invisible, délivré par son statut du regard des autres, et par là même, de toute morale.
On l'aura compris, ce n'est donc pas avec ce disque insidieux et charnel que Gainsbourg, chanteur à la verve inimitable, voix éraillée en étendard, allait redorer sa réputation sulfureuse. Voilà qui tombe à pic, puisqu'il y a fort à parier qu'il ne s'en souciait guère. Avec son « Love on the beat », moderne dans sa musique, inspiré dans ses textes, il donnait une nouvelle impulsion à sa carrière, allait encore plus loin dans la provoc' et se rappelait au bon souvenir de la jeune génération, enterrant son propre génie érotique pour mieux le voir renaître, plus vicieux et roublard. Le tout à cinquante-six ans. Son of a bitch !

Créée

le 22 déc. 2011

Critique lue 2.2K fois

23 j'aime

5 commentaires

Psychedeclic

Écrit par

Critique lue 2.2K fois

23
5

D'autres avis sur Love on the Beat

Love on the Beat
Psychedeclic
9

Le meilleur album français des années 80

Un été à Dole. Il fait beau. Je flâne dans les rues, à la recherche de tout, de rien. Je tombe sur une braderie. Des disques. Parmi eux, un de Gainsbourg, que je ne connais pas. Sur la pochette, on...

le 22 déc. 2011

23 j'aime

5

Love on the Beat
cinemusic
10

De la provoc intelligente!

Après sa parenthèse reggae Gainsbourg change une nouvelle fois de genre et va vers un pop rock électronique où il s'inspire également du funk(dans le jeu de guitare!). Gainsbourg vit avec son époque...

le 12 oct. 2016

14 j'aime

12

Love on the Beat
Billy98
7

L' album qu'il faut surtout pas écouter dans un ascenseur

Fallait bien quelqu'un pour le faire. Et pour le faire correctement, rendre un truc pas dégeu pour les p'tits gars. Et comme pour beaucoup de choses, un seul en avait le cran: Serge Gainsbourg...

le 4 janv. 2017

8 j'aime

Du même critique

Disintegration
Psychedeclic
10

Le meilleur album des Cure

1988. Année calme pour les Cure : Le « Kissing tour » se termine, et il fut couronné de succès. Le groupe est devenu une figure majeure de la scène musicale internationale, à tel point que l'on parle...

le 22 déc. 2011

73 j'aime

5

Fenêtre sur cour
Psychedeclic
5

Simple vitrage

J'ai trouvé "Fenêtre sur cour" vraiment décevant... Mais il ne faudrait pas le dire, parce que vous comprenez, c'est du Hitchcock. C'est pourtant une oeuvre qui a extrêmement mal vieilli. Pendant...

le 16 oct. 2010

57 j'aime

16

Les Valseuses
Psychedeclic
5

Ca bande mou

Je vais finir par croire que j'ai un problème avec les films dits "cultes". En voici encore un encensé par la plupart des gens qui ne m'a que moyennement convaincu, même si je comprends bien pourquoi...

le 7 juin 2011

55 j'aime

3