Je te vois venir jeune puceau. Toi, avec ta Kro tiède dans une main et une clope roulée dans l'autre, qui commence à parler funk. Je veux bien tolérer, écouter tes bêtises, mais vient un moment où je dois intervenir.
Si pour toi, la funk c'est James Brown et Kool & the Gang, Earth Wind & Fire et tout ce qui découle du disco-funk, alors viens donc avec moi. Je vais te parler de la funk, la vraie.
Celle de 1970. Sly and the Family Stone vient de poser les bases d'un genre. Une musique qui pue, qui suinte, moite et sale. Le groove et rien d'autre, quelques riffs posés sur des rythmiques syncopées qui te secouent les poils de haut en bas. Derrière l'inspiration blues, soul et jazz, c'est de la musique comme t'en entends pas d'habitude. Une espèce de cri tribal, profond.
T'entendras pas ça parmi les gens bien, faut descendre dans la crasse pour les trouver. Au milieu des rues tapissées de pisse et de vomi, derrière les bières et la fumée, ils jouent dans des bars qui font fuir les bourgeois. Ça pue le stupre et la luxure, la baise et la drogue. Dans la fonge, dans la boue, ça fait frémir jusqu'au plus petit de tes poils pubiens. Si tu sens que ça te fait tout drôle, c'est normal. Ça fait toujours ça la première fois.
C'est un aperçu de la vie, celle qu'on apprend pas dans les bouquins, celle qu'on vit qu'avec les gens qui savent vivre.
Pendant que tu te réhydrates à coups de pintes pour compenser toute la sueur perdue sur ton T-shirt Nirvana dans la moiteur des lieux, prends donc deux secondes pour suivre ce que t'écoutes.
Après la révolution de Sly, George Clinton s'appuie sur les mêmes bases pour participer à créer le P-Funk, à travers deux groupes, Parliament et Funkadelic.
Pour les deux, les mêmes principes : batterie discrète, basse étouffante, piano blues/jazz, cuivres hurlant, et surtout de la guitare électrique à mi-chemin entre la funk et le rock. Les deux forment un seul ensemble à deux têtes, se mélangeant au gré des lives pour former des groupes allant jusqu'à une quarantaine de musiciens sur scène.
En 1970, en pleine naissance du mouvement funk, Funkadelic débarque avec un album éponyme qui fracasse les ondes. Innovant, puissant, excitant, et un gros bordel plus pesant que la vase. Dans la foulée, Free your mind... and your ass will follow explore un versant plus rock, plus proche de Sly. Une espèce de Sly détraqué. Mais toujours le même sens du groove, du psychédélique. Toujours des riffs implacables de guitare saturée, inondés de pédale wah-wah, qui viennent mourir sur le toit d'une section rythmique fumante.
Puisant toujours plus au sein des autres mouvances du funk, que ce soit le jazz funk d'Herbie Hancock, ou le rock psychédélique issu d'Hendrix notamment, Funkadelic se nourrit de la richesse de la scène musicale en ce début des années 70 pour finalement revenir nous pondre son plus bel opus.
Maggot Brain.
Un condensé de Hendrix, James Brown, Sly, Cream et de drogue.
Ça commence doucement, pendant 10 minutes, tu te rends presque pas compte de ce qui t'arrive. Après quelques secondes de texte, une batterie qui joue sur du velours, une guitare rythmique toute discrète qui te monte et descend son arpège en mi mineur, et par-dessus, éclipsant tout le reste, Eddie Hazel.
Eddie Hazel qui pendant 10 minutes sous LSD fait crier à sa guitare la peine qu'il aurait à perdre sa mère. Une guitare électrique saturée comme jamais, rampant sur une pentatonique mineure, hurlant à faire pleurer Hendrix et les autres, une fuzzbox et une pédale wah-wah pour une éclipse émotionnelle, un instant d'aveuglement total, perdu dans l'espace et le temps.
Pour la première fois, la goutte que tu vas essuyer sur ta joue, c'est pas de la sueur, c'est une larme. Plus qu'un solo, c'est un monologue de l'âme d'Eddie qu'on entend. Une âme de plus en plus déchirée, en témoigne la distorsion croissante.
Après ces 10 minutes de voyage interstellaire, le reste de l'album renoue avec une funk plus habituelle, plus conforme aux habitudes du groupe. Mélangeant toujours les influences et les styles pour proposer des morceaux psychédéliques, inventifs, bourrés de groove et de sueur.
Voilà l'essentiel de la funk en un album, la quintessence de ce que ce style a à offrir. Et plus qu'une formule répétée à l'infini, Funkadelic montre bien que la recette est dans l'innovation. L'audace, la surprise.
C'est ça la funk. L'absence de tout ce que tu peux imaginer, mais l'essence même de tout ce qui est.
Le monde est funk.