En 1986, la musique metal n’a jamais été aussi populaire. Du côté du grand public, le glam outrancier de Mötley Crüe et Twisted Sister est roi, The Final Countdown est dans toutes les têtes et les choucroutes sur la tête (des filles comme des garçons) ne sont plus une tendance marginale mais une mode prisée par beaucoup de jeunes. Mais non loin de là se dresse le thrash, qui en a marre, mais marre de son grand frère au gloss sur les lèvres qui a le monopole des gonzesses et qui, plus rageur que jamais, décide de montrer les crocs.
1986 est une année bénie du thrash. Outre un démon sorti tout droit de chez les teutons portant le doux nom de Pleasure to Kill (Kreator), la scène californienne va accoucher de trois classiques intemporels dont deux considérés comme les musts du genre, Peace Sells... de Megadeth, Reign in Blood de Slayer et, bien évidemment, Master of Puppets de Metallica
Toujours armé de son line-up légendaire, à savoir James le picoleur, Lars le grimaçant, Kirk le silencieux et Cliff le hippie, Metallica réitère la même recette que Ride the Lightning, car si la recette est bonne, pourquoi changer ?
Mais loin de reproduire un copié-collé sans âme, Metalloche signe ici son album le plus dantesque et le plus abouti, rempli à ras-bord de classiques et étant la quintessence de ce qui se fait le mieux dans le thrash, comme toujours...
Avec une initiation acoustique (ça me rappelle vaguement quelque chose...) qui ne trahit pas le déferlement de puissance et agressivité qui vient derrière, Battery fait l’effet que Fight Fire with Fire a fait deux ans avant, il défonce tout sur son passage, rapide, lourd. Contant l’histoire d’un individu lambda pétant un câble du jour au lendemain, il informe déjà à l’écoute de la meilleure production par rapport à l’album précédent et d’une évolution en matière que qualité de composition.
Vient ensuite la chanson-titre, et là, c’est monstrueux, gargantuesque, ça explose tout. Master of Puppets culmine à plus de 8 minutes, balance la sauce dès le début avec un rythme rapide comme l’enfer, et on comprend que Battery n’était que l’introduction à l’album le plus lourd de son temps. Fresque musicale sur la drogue au refrain dantesque et au solo inoubliable, cette pièce-maîtresse de l’album monte crescendo jusqu’à un final possédé, où les quatre cavaliers se déchaînent comme ceux de la bible.
The Thing That Should Not Be, chanson préférée d’Hetfield le picoleur, marque une rupture dans l’album mais non déplaisante. Inspiré d’une nouvelle de Lovecraft, ce morceau est plus heavy que thrash dans l’âme et témoigne de la part importante qu’a Cliff le hippie dans la composition des chansons du groupe.
Passage power-ballad obligé, Welcome Home (Sanitarium) conclue la face A de l’album et nous plonge dans les méandres de la folie (inspiré par le film Vol au dessus d’un Nid de Coucou) et prouve qu’une fois de plus Metallica ne verse pas que dans une technicité et une rapidité à toute épreuve, mais aussi dans l’émotion. Commençant calmement, presque sereinement, la chanson se fait progressivement de plus en plus violente jusqu’à un final en apothéose, qui baigne dans une folie facilement palpable rien qu’à l’écoute.
Ensuite, il faut bien réveiller l’auditeur, la face B débute avec Disposable Heroes, critique acerbe et fracassante de la guerre et de la manipulation des jeunes recrues, ces «héros jetables». Épique à en lever le poing et aller dézinguer quelques fonctionnaires du gouvernement à coups de guitares (ah le thrash et la politique), Disposable Heroes est un monstre typiquement thrash de même que le titre qui suit, Leper Messiah, qui critique la religion avec fracas notamment grâce au chant engagé et viscéral de Hetfield le picoleur. Sa mère étant décédée d’un cancer qu’elle avait refusé de se faire soigner par principe religieux lorsqu’il avait 16 ans, on comprend aisément la hargne qui habite le chanteur-guitariste sur ce morceau.
Pièce instrumentale de l’album, fruit de l’imagination et du talent de composition de Burton le hippie, Orion, fresque musicale à l’intro dantesque qui frise l’orgasme sonore, atténue le fossé entre musique classique et metal, comme si le bassiste voulait faire de Metalloche un groupe faisant de la musique savante. Il a presque réussi le bougre... Limite atmosphérique et progressif, il donne au bassiste l’occasion de nous montrer l’étendue de son talent sur son instrument de prédilection, et Cliff le hippie s’en donne à cœur joie, jusqu’à faire chialer sa basse, et c’est beau.
Sinon l’album se conclue par Damage, Inc, si on n’est pas sur du grandiose, cette petite boule de puissance et de rage est tout de même efficace.
Encore une fois, un opus presque sans faute, Master of Puppets étant l’album se rapprochant au plus près de la perfection globale. On note également une maturation dans le style de composition de Metallica: là où Kill ‘Em All misait sur quelque chose de frénétique et brusque saisissant sur le moment, avec des textes tout ce qu’il y a de plus conforme en ces premiers vagissements d’un thrash encore brouillon et primaire, et où Ride the Lightning, déjà plus convaincant, parlait de la mort et de différentes façons de mourir, ce troisième album a des thématiques variées, à savoir la folie, les institutions psychiatriques, la drogue, la guerre, la religion et la manipulation. C’est comme si Metallica nous tendait le reflet d’une Amérique ravagée par tous ces maux, ces vices et ces pulsions agressives et auto-destructrices, dotée d’un gouvernement hypocrite et inutile à sa protection et son bien-être. On n’est pas encore dans le concept-album anti-système comme le fera plus tard Rage Against the Machine, mais presque. Ces talents de composition qui n’ont fait que s’accroître depuis le premier album sont la résultante d’un Cliff le hippie qui s’impose de plus en plus dans les compositions, et fait sortir le groupe d’un thrash nerveux et «basique» pour le faire entrer dans une autre dimension, là où le thrash rejoint le heavy, le progressif et la musique classique.
Pierre angulaire de la discographie de Metallica et du thrash metal, Master of Puppets va quitter le monde merveilleux de la fosse et de l’underground pour voler au firmament et devenir tout simplement l’un des meilleurs albums du monde (en tous cas si l’on se fit à certains classements musicaux) sans que cette réputation soit surestimée. Avec cet album, Metallica commence à faire de gros concerts et devient la formation à suivre du moment, le chef de file d’un thrash metal viril et puissant qui peut percer à l’international, alors que le heavy va vivre un net déclin et le glam devenir auto-parodique. Le groupe est donc attendu au tournant. Seulement, si cet album est considéré comme l’apogée d’un groupe mythique, elle est aussi malheureusement l’œuvre testamentaire d’un line-up talentueux et pourtant solide qui n’existera jamais plus. Mais cette triste histoire est une autre histoire...