Je n’aime pas la drogue. Les camés et les géomanciens inhalateurs d’horticulture me sortent par les yeux. Mais si tous ces êtres étaient capables de composer et jouer de la musique comme les quatre bougres du Sabbat Noir, alors je serais moi-même un inépuisable consommateur de skunk !

L’intro de Sweet Leaf est un enregistrement coupé en boucle d’un toussement émis par Iommi lors de l’inhalation d’une bouffée d’illégalité herbacée. Je trouve ça extrêmement drôle et stupide, ça ne dure que quelques secondes mais je la passe une bonne dizaine de fois avant d’entamer le morceau. Le riff est encore une fois imprégné de maestria, et il se sublime à la fin quand il est harmonisé. La chanson traite de l’amour des membres du groupe envers une Marie-Jeanne pleine de volutes et d’odeurs capiteuses. Comme dit plus haut, j’aime beaucoup le riff, énergique et lourd, et son harmonie aiguë qui s’invite à mesure que le morceau progresse. Un bon classique.

After Forever est un géant, un Atlas qui tient une planète sur laquelle vivent des millions de groupes différents. Son intro tonitruante, comprenant un riff énervé par une batterie fougueuse et un plan de basse se démarquant juste ce qu’il faut pour y ajouter de la grandeur, enterre par la talent et la qualité un nombre incalculables de groupes modernes nuls comme Red Hot Chili Pepper tout en ouvrant la voie à des tonnes de groupes. La force de Black Sabbath (surtout via Master of Reality) se ressent énormément avec ce simple riff d’intro, et elle peut se résumer ainsi : ce groupe est à l’origine d’un nombre incommensurable de sous-genres du heavy metal, d’une quantité infinitésimale de groupes de metal. Il ne faut pas oublier que nous sommes en 1971, et qu’à cette époque, une musique aussi lourde, rapide et sombre relevait de la quasi-unicité. Les auditeurs modernes de heavy metal ne seront peut-être pas impressionnés par After Forever, mais un simple effort de projection chronologique soupçonnée de bonne foi leur éclairera l’esprit. Le riff suivant est simple et efficace, pesant et limpide, c’est du Black Sabbath, et on est réconfortés. Le pont, très saccadé, fait briller Ozzy, avant que les deux fantastiques riffs du morceau ne viennent prendre le relais pour continuer inlassablement à donner du corps à ce chef d’œuvre. Même chose avec le deuxième pont qui cette fois fait briller la six-cordes d’Iommi avant, encore une fois, de laisser sa place aux deux épaules d’Atlas, véritables structures épiquement superbes de ce panthéon du genre.

Embryo est une courte intro musicale à la guitare et sert d’amuse-bouche pour l’œuvre gigantesque qui suit. J’associe toujours cette courte gigue aux petits sautillements qu’Ozzy effectue pour accompagner Tony Iommi quand ce dernier la joue en concert. Sûrement l’apogée sportive de la vie du sieur Osbourne. Children of the Grave se nielle ensuite dans nos esgourdes, pour ne plus jamais en sortir. Si After Forever est Atlas, alors Children of the Grave est l’ensemble des titans de la mythologie grecque. Un riff monumental, des paroles funestement épiques pour narrer le sentiment de révolte des enfants de demain, un solo dantesque soutenu par une ligne de basse inébranlable, un rythme inexorable engoncé par un martèlement de fûts du même acabit et un final apocalyptique. Rien que ça. La substance de Black Sabbath en une chanson, un pur joyau.

Orchid est un morceau purement musical, à savoir dénué de paroles. Iommi enchaîne les arpèges à la guitare sèche et Butler l’accompagne pour l’harmoniser de sa basse. C’est une œuvre courte mais magnifique, dont la pureté m’a touché dès la première écoute. J’avais même eu envie d’apprendre la guitare pour jouer ce morceau, mais, tel l’indécrottable pleutre que j’étais à l’époque, j’ai laissé tomber.

Lord of this World, c’est le bougre discret et réservé qui participe à la grande fête sans qu’on le remarque plus que ça. Ce morceau est lui aussi un concentré de qualité musicale, une synthèse du style du quatuor de Birmingham, c’est la colonnette qu’on voit qu’après avoir vu toutes les colonnes d’un édifice, le boulon que l’on serre en dernier lorsque l’on assemble un meuble. Tout ce qui fait la puissance d’un morceau de Black Sabbath, comme décrit précédemment, y est présent, mais c’est un morceau qui souffre la comparaison avec les autres morceaux de l’album, tous monstrueux.

Solitude est une continuité à Planet Caravan, la ballade planante de l’album précédent. La même atmosphère se dégage, mais cette fois, la tristesse est accentuée par le thème abordé : l’isolement et l’abandon. C’est une douce complainte absolument sublime, une douce rivière dans laquelle s’entremêlent subtilement deux torrents hypnotiques : la douceur de la mélodie et la cruauté des paroles. Ozzy n’a jamais été aussi émouvant, on est transportés par sa voix, son timbre mélancolique et résigné, on souffre en même temps que lui, on plaint sa défaite face à une vie qui ne veut plus de lui. Les instruments rivalisent de beauté avec la voix, c’est une véritable perle, aussi poignante que troublante.

Fusionnez tous les géants évoqués plus haut, et vous obtenez Into the Void. Inénarrable chef d’œuvre qui conclut un album du même acabit, Into the Void est un morceau qui se paye le luxe de ne souffrir d’aucune microseconde superflue. Si Electric Funeral était dantesque, Into the Void, que l’on peut qualifier ce grande (ou petite, si l’on se place d’un point de vue chronologique) sœur à Electric Funeral, empoigne un flambeau que l’on pensait trop flamboyant et superpuissant pour quelconques mains, élève une barre que l’on pensait à tout jamais perdue dans l’infinité céleste de la qualité musicale. Ces deux chansons abordent les mêmes thèmes apocalyptiques, mais Into The Void le fait en mieux…incroyable mais vrai. Le riff d’intro est languissant et sinistre, le riff principal détient assez de pouvoir pour pouvoir supporter la fin monde, même pour y assister et y survivre. Le chant d’Ozzy, épique et mortifère, est parfait pour narrer l’écroulement de toute forme de vie. Le pont nous délivre de cette glaçante torpeur en accélérant le rythme, et c’est tout notre corps qui est alors possédé par la démence…jusqu’à ce que le riff principal revienne nous emprisonner au sein de ses geôles infernales. Le solo est indescriptible, Tony Iommi est un véritable dieu, une entité qui parvient à surplomber l’ineffable qualité de ce morceau en arpentant les frettes de sa six-cordes royale. Et que dire du riff final ? Rien, car le répertoire exhaustif de la langue de Molière (ou quiconque de ses collègues étrangers) ne peut contenir ne serait-ce qu’un seul mot qui peut rivaliser avec une écoute.

Un album qui contient les fondations d’un nombre incalculables de sous-genre, une référence pour d’innombrables musiciens, un mythe absolu, une pierre de touche sacrée, voilà ce qu’est Master of Reality. Je ne vois pas beaucoup d’autre album ayant autant d’influence ou d’aura.

Ubuesque_jarapaf
10

Créée

le 19 août 2022

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