Lunatic, un des rares albums où Booba était encore écoutable (même s'il revient au top en ce moment), et quel album ! Un des plus gros classiques du rap français. Une ambiance sombre, un duo cinglant, une pluie de punchlines devenues mythiques, certaines passées dans la culture populaire ("Putain quelle rime de bâtard" !). Les thèmes du trafic, de la justice, de la prison mais aussi de l'absurdité de la vie avec quelques références à la religion et une bonne grosse dose de haine égrainent tout l'album. Pour les deux MCs, Booba et Ali, c'est la consécration et la confirmation de leur talent après quelques apparitions remarquées.
En effet Lunatic avait déjà posé sur un maxi des sages Po, sur une mixtape de Cut Killer et fait des freestyles avec le collectif Time Bomb. Le groupe était attendu au tournant et en septembre de l'année 2000 ils sortent "Mauvais oeil", 1er album à devenir disque d'or en indépendant et dont 8 titres seront classés dans le top 100 des classiques du rap français, réalisé par l''Abcdr du son (avec "Le crime paie" qui pointe à la deuxième place derrière "Demain c'est Loin" d'IAM). Cela en fait l'album le plus cité du top. Un pur bijou donc, que l'on pourrait qualifier de diamant brut.
Car c'est du brut de décoffrage que nous livre le duo. Des lyrics violentes, parfois à la limite de la haine, l'apologie de la délinquance et le crime porté aux nus ("Je vis de haine et d’eau fraîche, d’illicite et de péché"), seul alternative pour s'en sortir et aspirer à la vie rêvée ("Je veux devenir ce que j'aurais du être"). Le groupe parle de la prison à travers une correspondance entre Ali et Booba sur le titre "La lettre" relatant l'incarcération de ce dernier en maison d'arrêt ("La taule c’est la pression, nourrit l’instinct de révolution, donc nique sa mère la réinsertion !"). Les deux MCs se veulent le porte-étendard d'une génération en galère ("Nos raps c'est pour tous ceux qui habitent au 15ème sans ascenseur") et qui est prête à tout pour s'en sortir ("Même les culs-de-jatte donnent des coups d’genou") en rappelant qu'ils sont là pour amener " [leur] part de progrès".
L'album est révolutionnaire dans le sens où il ne décrit pas la vie de rue mais il EST la rue. Passablement sombre ("La vie c’est dur, ça fait mal dès qu’ça commence, pour ça qu’on pleure tous à la naissance"), et pessimiste ("Plus je connais les hommes plus j’aime mon chien"). L'ambiance générale est froide et glace le sang, principalement du à l'atmosphère opaque et grésillante des instrumentales. Une écoute prolongée peut devenir envahissante et on ressent alors le besoin de couper le son pour relâcher la pression. C'est un rap qui donne des idées noires et qui doit s'écouter avec une grosse capuche ou sous couverture de la nuit pour apprécier pleinement son essence. Un rap qui parle à nos démons et dont l'existence même fait un bien fou. La pochette du skeud représente bien son contenu, brumeuse et effacée, un croissant de lune en arrière plan et un oeil ténébreux d'un bleu électrique. Un pur chef-d'oeuvre.
L'album nous rappelle aussi que Booba n'est pas un rappeur anodin sorti de nul part et qu'il a fait ses classes avec brio en chantant la rue comme elle ne l'avait jamais été jusqu'à présent. Ali parait un peu en retrait avec un flow moins percutant malgré des lyrics biens construites, poétiques et jonchées de référence à l'Islam, à la négritude et au panafricanisme. Il parait néanmoins plus faible à côté d'un Booba en grâce qui tutoie les cieux par son flow sincère et authentique bien qu'on lui reprochera de jouer les voyous alors qu'en réalité il n'en est rien. On a donc un duo qui fonctionne comme "l'flingue et son chargeur".
Un album qui impose le respect donc. En revanche, on regrettera que la violence des textes puissent être prise au sérieux et érigée en exemple par une une partie de la jeunesse. C'est le genre de rap qu'a toujours combattu Fabe et à raison. Mais l'univers que propose Lunatic est attirant comme l'est le côté obscur de la force. Heureusement que le bien triomphe toujours à la fin.