Avec Meat is murder, les Smiths ont retenu les leçons des limites de leur premier album : le production de John Porter amoindrissait l'impact des chansons et ce n'est plus le cas ici. Surtout, l'album fait montre d'un double élargissement. Avec le premier album, Morrissey parolier avait imposé un territoire bien à lui au même titre qu'un Loach au cinéma : celui du Nord anglais ouvrier, des désillusions sentimentales et professionnelles, des rancoeurs amicales, des individus luttant seuls contre le monde entier. Mais en dehors de Suffer Little Children et son évocation de l'atroce faits divers des Moors Murders il restait au niveau de l'intime. Le territoire s'élargit avec Meat is murder qui se place en partie au niveau de la société et flirte avec la satire politique. Mais l'extension du domaine de la lutte se fait aussi sur le terrain musical : là où singles et premier album avaient établi un son Smiths reconnaissable entre mille, Marr offre ici une palette ne se limitant pas ici au rock ligne claire à arpèges façon Byrds. Petite revue des troupes.
The Headmaster Ritual narre la dureté et la violence du système scolaire anglais traditionnel sur fond de guitares new wave. Suit Rusholme Ruffians, sa ligne de basse pompée à Elvis (Marie's the name of his latest flame) et son ambiance foraine proche de certaines scènes du cinéma anglais Nouvelle Vague des années 1960. Vient I want the one I can't have, texte qui pourrait à lui seul résumer l'esprit du rock vu chez Elvis, Iggy, les Undertones : l'expression de la frustration adolescente face au désir non partagé. What she said accompagne le repli de son héroïne double féminin de Morrissey sur les bouquins, ses brimades, son rêve de mort prématurée avec un solo Hard Rock. Au détour d'une phrase, la chanson évoquera le caractère libérateur de la rencontre qui scella le partenariat musical entre Morrissey et Marr (It took a tatooed boy from Birkenhead to really really open her eyes). Porté par son rythme de valse, That joke isn't funny anymore documente les moqueries de cour de récréation pouvant conduire à la dépression et au suicide. Le morceau s'achève sur une sublime montée vocale de Morrissey et un inoubliable I've seen this happen in other people's lives and now it's happened in mine.
Puis c'est Nowhere Fast, son rockabilly et sa satire de l'indifférence de la Reine au sort des classes populaires. La basse de Well I wonder retranscrit elle parfaitement le moment où l'on mate seul le paysage depuis la fenêtre de sa chambre par temps pluvieux. Le morceau reprend le thème du désir/amour non partagé. Avant un doublé final. Funk épique sur lequel plane l'ombre de Niles Rodgers, Barbarism begins at home prouve qu'on peut danser sur la critique d'une société brimant les filles pas assez féminines et les garçons pas assez virils. Et il y a le morceau titre, hymne végétarien à une époque où la cause animale n'était pas encore en vogue du côté des hipsters. Bien que carnivore indécrottable, j'ai toujours été bouleversé par les vocalises du Moz sur le morceau et cette façon de faire du sort animal une métaphore du sort de tout un pays sous l'ère Thatcher.
Détrônant Born in the USA du sommet des charts britons, l'album confirmera le statut des Smiths: un succès d'abord anglo-anglais, des ventes à domicile suffisantes pour dépasser le statut de simple culte confidentiel façon le Velvet Underground de son vivant mais pas assez pour être aussi big que Queen ou Dire Straits en plein âge d'or du rock de stade. Après le bref intermède des groupes mancuniens influencés par la culture rave et de la shoegaze (fin des années 1980-début des années 1990), la majorité des groupes de rock anglais de premier plan se réclamera de Morrissey et Marr.
Une mot sur la pochette : une photo tirée du documentaire de 1968 Viet-Nam année du cochon remplaçant sur le casque du soldat Make war, not love par Meat is murder. A noter que le single How soon is now et son sublime riff à la Bo Diddley furent ajoutés sur l'édition américaine de l'album. La suite? Ce sera The Queen is dead, Everest du groupe et du rock anglais des années 1980.