Grand trébuchement
La cohérence, c’est de trébucher en pleine rue et subir le rire des autres
Programme, Cette page d’histoire.
Il y a un moment dans certaines vies où cette vie ne sait plus tout à fait mettre un pied devant l’autre, où inlassablement on se pose certaines questions sans issues, sans issue certaine, sans issue facile et efficace.
Les réponses qu’on trouve - qui nous trouvent plutôt, dans ces existences passives - sont alors évidentes et sales, c’est la routine, le mensonge, la régularité, la norme. C’est supporter mieux une journée pas parce qu’on y fait quelque chose qui soutient, qui soulage, mais parce qu’il y fait « beau », parce qu’on ne peut plus s’attacher vraiment à rien, si ce n’est la banalité.
C’est l’existence de « ceux qui n’ont rien à foutre là, indifféremment » (La force quotidienne du mal), c’est une vie qui a perdu tout son goût, reste une simili-vie de petites journées, de flottement au-dessus de ses actions, comme l’impression de ne plus rien tenir, de ne plus tenir à rien, et que rien ne nous retient ici. On s’observe vivre comme un témoin extérieur, tandis que la volonté s’effondre, et s’effondre.
Les volontés passent par les rêves, les fantasmes, puisque la seule chose qu’on fait c’est constater - on n’agit qu’en songes, et on songe à des actes sordides : « je rêvais doucement que je nous tuais » (D’un coup) ou à autre chose - on veut passer à autre chose qu’une faible volonté qui ne paraît jamais en surface, un « appétit terrible que tu ne sauras jamais combler » (Une seconde vie) car on ne vit que de façon spectrale et morte.
Ces vies s’effondrent sur elles-mêmes ; Pascal Bouaziz fait ce grand constat de l’échec de bien des vies, les vies de petite volonté.
Il en fait le constat par un effroyable catalogue intégral de l’horreur du pourrissement sur pied (Les Heures), de manière froide et dure ; de cette manière sans goût mais pas sans saveur : des phrases aigres, concises, taillées au scalpel.
Sans fioritures.
Dénudées et pas tout à fait amères - ou alors, de cette amertume particulière, pas acide ou alors de l’acide le plus corrosif, aucune douceur.
Dans cette nudité, on voit toutes les aspérités de l’esprit humain - en plein désarroi - prenant conscience de sa gravité, qui voit tout ce qu’il y a à combler, et qui ne comble rien.
Il semble que loin maintenant de tout subterfuge sauvant un instant de la penser de mourir, Bouaziz est maintenant loin du « Je ne veux pas mourir ». Ses personnages du moins, se sont résolus : à mourir à un moment sans rien venir faire pour empêcher l’inéluctable…
J’ai passé ma vie à me défendre de l’envie d’y mettre fin.
Franz Kafka, Journal.
Résolus à se regarder droit dans l’œil dans le miroir et lucidement voir l’échec de sa vie « J’aurai perdu ma vie à comprendre à quel point je lui étais étranger » (Avant la fin), cette chute de tout instinct de vie au profit d’une survie sourde dans un monde qui ne nous comprend plus autant qu’on ne le comprend pas.
Tout ce qu’on comprend du monde, c’est cette immense incompréhension, c’est alors qu’on vient être surpris de recevoir de rares offrandes - un mot, un geste - avant de se heurter à la barrière de la vie, qui toujours rattrape, car on s’y soumet - sans force autre que la gravité, que le désespoir, et on n’use pas de ces forces molasses auxquelles on préfère le « désespoir soumis » d’un Léo Ferré (Il n’y a plus rien).
Pire que constater tout ça, Pascal Bouaziz condamne ses personnages ; ces chansons sont ici des chansons de l’inespoir, sans anges autres que les anges d’angoisse d’un Rilke, qui ne peuvent venir en aide à la condition humaine :
Ah, qui pourrait venir à notre secours ? Ni les anges ni les hommes.
Rainer Maria Rilke, Elégies de Duino.
Ce sont des chansons-impasses, sans sortie de secours, Il n’y a pas d’autre rêve, des vies sans issues - autre que celle qui planait sur toute l’œuvre de Mendelson, et qui se fait plus pernicieuse et plus présente ici ; la plus logique et froide, la seule issue à la vie, c’est la mort. Qu’on aura beau chercher à repousser de tous nos « Je ne veux pas mourir », et qui ressurgira toujours - un vieil ennemi qui n’a de cesse de revenir s’approcher de nous et nos proches.
Surtout donc, on assiste là à une sorte de procès qu’on écoute et regarde en tentant d’y mettre une distance, pour ne pas trop s’y blesser ; car Bouaziz ne s’y trompe pas, en condamnant ses personnages, il condamne aussi chacun de nous, et se condamne au passage - chacun on a pu être un des grands désespérés peint à la perfection (ce qui est franchement effrayant à bien y penser, voir des inconnus s’attaquer ainsi à notre psychologie) ; et même en voulant y mettre une distance, on ne peut s’empêcher en même temps de tendre toujours plus l’oreille, d’attendre le prochain mot, la prochaine phrase comme le condamné attend de cette manière particulièrement forcenée la guillotine, la salve dernière.
Oui, en même temps on voudrait ne rien entendre de ces monologues sordides, et en même temps on ne peut dans sa clarté, sa rigueur cadavérique, que contempler effrayé cette dissection de nos pires cauchemars. Comme on « aime bien se sentir sale » (Le sens, Dominique A), comme on aime goûter ses larmes et « vivre encore plus ivre de cramer » (Exil sur planète-fantôme, Thiéfaine).
Et qu’est-ce qu’on regarde ?
Ça.
La médiocrité, la réalité, la faiblesse de nos vies, sans cesse : « Ça fait si longtemps déjà que les journées ne te font plus d’effets », (Les Heures).
Abandon à la honte
Aridité infinie quand un sentiment nous abandonne. Quand on vient de
lire un gros livre et qu'on s'était fondu dans son monde ; quand on
met fin à une relation amoureuse ; quand les coups d'aiguillon de
l'inspiration cessent - et soudain, tu perçois, tu aperçois un monde
sans but, sans désir, sans volonté, sans aucune de tes manipulations :
simplement tel qu'il est. Tu sens ton manque d'affection et tu
comprends que cette aridité du monde est, en quelque sorte, ton œuvre.
Imre Kertesz, Un autre.
L’aridité, c’est quand tout nous manque, ou que rien ni personne ne nous manque ?
Pour mieux tracer au scalpel le contour de ses petits êtres, Bouaziz va ici choisir l’aridité.
L’aridité musicale notamment, sur le morceau-fleuve terrifiant, Les Heures, morceau-pâle, morceau froid et terrifiant de lucidité. Les Heures, c’est la vie.
La vie telle que Bouaziz la décrivait jusque-là dans le premier disque, une petite vie sans effort et sans volonté. Et Les Heures, c’est donc cette laideur : morceau-preuve de l’abandon de la volonté des heures durant, ces heures où le vide s’accumule, autour du squelette, de cette existence décharnée, désossée, désolée.
Morceau-cruel où l’on s’engouffre sourdement - beats électroniques francs et tranchants, crépitements, crissements aigus - et où l’on nous invite pernicieusement à devenir le personnage, à se vautrer - Bouaziz nous tutoyant du début à la fin, on parle maintenant de nous, pour une heure dégoûtante, bileuse, on traverse un enfer tiède où personne ne peut nous sauver - ou alors, le seul moyen c’est de couper le morceau, donc quitter la vie.
Quitter l’ennui malheureux, quitter notre état de carcasse, cesser la petitesse démesurée de l’inutilité de notre vie, trop bien cernée par la démesure du morceau mastodonte ; cette heure nécessaire à comprendre la torpeur de CES heures, ces heures arides que l’on vit, le désespoir de la routine.
C’est une honte ; c’est même toutes les hontes décrites ici, la honte du pourrissement, la honte de s’abandonner et d’abandonner, ce sont toutes les hontes possibles ; de l’horreur qui peut nous habiter, de la relation humaine, de la condition humaine. La honte de manquer d’emprise sur notre vie.
« Tu portes sur toi toutes les hontes disponibles ».
C’est la décrépitude qui entraîne la décrépitude, les minutes succédant lentement aux autres, le temps d’un lent développement de déferlantes musicales en arrière-plan - batterie minimaliste, notes solitaires de guitares, échos bruités et sursauts statiques.
Bouaziz ne dénoncera jamais tout à fait, il condamne peut-être « à la vie à perpétuité » mais sans jamais chercher à faire tout à fait culpabiliser, et c’est sans doute le plus fort - pour mieux voir l’absurdité, l’immaturité de ces grandes vies à maturation.
En ça, on atteint ici encore le revers du premier album de Mendelson ; avant, quelque chose de frêle, flou, plein d’incertitudes, de traces d’espoirs, d’adolescence. Maintenant, le regard est froid et sûr, on est sûr de l’horreur nette et franche, de l’absence d’espoir. Et on en a honte, honte de ne rien avoir prévu plus tôt pour éviter ça.
Espaces vides
Les étendues arides des longs montages de mélodies sèches laissent une immense steppe sans nul repère où s’accrocher, sauf à la voix de Bouaziz, cette voix limpide aux propos saumâtres.
Voix qui couvre le silence, le désert. Un peuple se dresse dans ces espaces, un peuple de petits êtres qui courent en rond, qui dorment sans avenir, vaguement.
Un peuple sans visage autre que la tristesse ; avec des faces sans histoires. « Plus rien que des regards vides » (Ville nouvelle).
Tout semble si démesurément bas - rattrapé par l’attraction universelle, la gravité de l’existence humaine. Comme cette voix. Une voix de bord de ravin, qui nous rattrape pour mieux nous faire peur encore, en faisant mine de nous y pousser.
Les paysages changent pourtant ; d’autres paysages esseulés, dénudés, minimalistes - tout tourne autour de l’Homme, tout revient à l’être auquel on s’accroche puisque lui ne s’accrochera plus à rien.
Ou alors, l’Homme profite des rares ellipses, des camouflages, des déguisements « Raccrochés l’un à l’autre, ils se disaient qu’ils s’aimaient » (Une autre vie) comme il profiterait d’une respiration de justesse en sortant d’une eau trouble, avant de s’y replonger. De s’enfoncer, de s’immerger.
Ces immersions, ce sont des longs moments sans prises, fascinants, où l’on contemple ses spectacles de débâcle « Le jour où je mourrai […] rien n’aura été prévu, et tout sera mal arrangé » (Le jour où), spectacles horribles devant lesquels on se sent inopportuns, mesquins, intrusifs parfois ; ce sont des immersions presque cathartiques.
Le brouillard d’autrefois s’est dissipé, pour voir nettement et vivement l’avenir. Avant, l’avenir était devant, on y est maintenant, et on regretterait presque.
La lecture du nouveau mal du siècle se fait méticuleusement, pourtant sans gant ; c’est ininterrompu, une lecture mécanique, sans distance ni emphase.
On CONSTATE des descentes aux enfers.
On CONSTATE des poids.
On CONSTATE des faiblesses.
Et on n’agit pas. Jamais, ou presque. On s’enlise, on s’ensevelit dans tous ces plaisirs pervers, et partagés par tout un pan de société. Ces faiblesses sont la norme « La foule suivait la foule, et la foule vous suivait » (L’échelle sociale). On aimerait être bousculé sans rien faire, que d’autres nous sortent. Ou ne plus avoir à rien tenir, plus de promesse, plus de vie.
Ce n’est pas pour rien qu’on achève cette pénible traversée par un vide insupportable : « Faire le moins de mal possible, faire le moins de bruit possible, je voulais faire le moins possible. » (Je serais absent).
Mendelson, disque de la torpeur enluminée, des doutes dissipés, de l’esprit éclairci ?
Mendelson, disque du vide orchestré. Et pourtant, Mendelson n’est pas - loin s’en faut - un disque nihiliste. Pas nihiliste comme ça.
Une ultime chance existe.
Demande d'excuses
A de rares instants, restera des lueurs d’espoir.
C'est l'attente d'un bras tendu qui se trouve être récompensée, c'est une reconstruction gérée difficilement, mais aboutie.
C’est finalement un triomphe de la volonté.
Et quand est-ce que ça vient ?
Au moment où on s’y attendrait le moins. Après plus de quarante minutes à égrainer Les Heures, notre Monsieur - donc toi - se demande des excuses. Et se pardonne un peu.
Car tu es libre ; c’est la fin de la passivité, un sentiment nouveau nait. Une gratitude.Vilaine, certes, mais gratitude tout de même.
Une gratitude de toute cette saleté par laquelle on est passée ; je ne sais pourquoi, mais finalement, en sortant de ce long morceau éprouvant, tout est passé, on ne peut plus aller plus loin, et l’on peut alors se reposer.
Et en se reposant, on peut alors faire le point dans une vie qui n’est pas si désespérée que ça - il existe bien pire.
En se posant, on peut se rendre compte qu’on peut encore agir. Qu’il n’est pas trop tard, qu’il n’est jamais trop tard. Pour être infidèle au passé, en faire une nostalgie qu’on pourra regarder bien plus tard et en rigoler, se moquer de ce qui n’est plus toi et avait été longtemps ton affaire.
C’est le plus grand des pardons, le pardon de soi, quand il s’accompagne d’actions concrètes pour donner une consistance au pardon.
Cette consistance, c’est aussi la consistance du soulèvement, ou de l’effondrement, mais ça restera une consistance malgré tout après ce monstrueux passage à vide ; on guérit de cette syphilisation moderne de la routine, et on peut modeler quelque chose de plus glorieux - moins tout à fait banal - que le fossé duquel on rampe pour sortir.
Et on regarde d’un œil nouveau les levers de Soleil sur les bidonvilles, les couchers de la Lune (qui restera décidément l’une des plus belles choses qui soit) sur les banlieues, les appartements mal éclairés, vétustes, crasseux, puants.
Malgré tout, on sait encore esquisser un sourire - sans savoir sa signification, mais un sourire quand même.
Bizarrement, de ce côté-ci du monde, c’est comme si quelqu’un avait
allumé la lumière.