"I be your highness, in slickness, you chumps bear witness"
1998 n'était pas exactement l'année la plus marrante quand on était fan de hip-hop, car ce qui était probablement la meilleure décennie pour le hip-hop, et qui a commencé de façon tonitruante, s'est terminée dans un murmure en grande partie. 2Pac et The Notorious B.I.G., qui étaient incontestablement les plus grands noms du hip-hop, se sont faits descendre peu de temps avant, jetant une ombre profonde sur l'ensemble de la culture. Partout où nos yeux se posaient, ils ne voyaient que costumes éclatants, meth, matérialisme, petits mecs prétendant qu'ils étaient Tony Montana / Michael Corleone / Frank White / Nino Brown (rayez les mentions inutiles), samples de tubes d'une autre époque, et surtout BEAUCOUP de P. Diddy.
Mais ce n'était pas pour autant que 1998 était un désastre complet : un grand nombre d'albums remarquables sont parus cette année. "Mos Def and Talib Kweli are Black Star", "Capital Punishment", "Aquemini", "The Love Movement" et "Extinction Level Event (The Final World Front)" sont tous sortis en 1998 et vont de "très bon" à "classique intemporel". Et "Moment of Truth", le cinquième album de Gang Starr, pourrait bien être le meilleur d'entre eux.
La majorité du flow se fait par le regretté Guru, et il a beaucoup de choses à nous dire. Si vous n'avez jamais entendu Guru avant, c'est un MC assez difficile à décrire sans le faire paraître merdique, mais... il est monotone. Vraiment monotone. En général j'ai un souci avec les rappeurs monotones, surtout de nos jours où tout le monde essaye de sonner comme Lil Wayne ou Drake ou autre petit con : si le rappeur semble se foutre de ce qu'il dit, pourquoi je ne ferais pas pareil ? Mais ce n'est pas parce que Guru a un style monotone qu'il est ennuyeux pour autant : bien qu'il ne lève que rarement (pour ne pas dire jamais) la voix ou quoi que ce soit, il semble toujours intéressé et concerné par ses lyrics, et est toujours divertissant. Il est un peu comme GZA, dans un sens : vous voyez comment, dans "Liquid Swords", GZA ne nous retournait pas sur place par un flow de dingue et autres, mais glissait plutôt sous votre peau par sa performance et ses lyrics ? Qu'il n'était pas un mec au sang chaud à la Raekwon / Ghostface et plus un enfoiré froid et calculateur une fois au mic ? C'est Guru. Et lui aussi balance quelques phrases d'enfer et a un grand sens des paroles. Les choses qui reviennent le plus souvent dans "Moment of Truth" sont la vantardise, l'état du hip-hop à l'époque, les commentaires sociaux, et le plaisir de défoncer des MC foireux. Pas exactement des territoires inconnus, mais Guru réussit à les rendre comme neuf grace à sa performance et ses one-liners d'enfer.
Maintenant, la production. Vous aimez DJ Premier ? J'ai de bonnes nouvelles pour vous. TOUS LES MORCEAUX DE L'ALBUM sont produits par Premier, ainsi que Guru. Alors que le hip-hop évoluait lentement des breakbeats minimalistes aux patterns de drums plus définis et aux morceaux à base de samples qui prirent forme à la fin des années 80, DJ Premier arriva au moment où les années 90 débutèrent. Et depuis 20 ans Premier fut reconnu comme l'un des, si ce n'est le plus grand producteur de hip-hop de tous les temps : ce n'est pas sans raison et "Moment of Truth" pourrait bien en être la preuve vivante.
Difficile de résumer en un mot ce qui fait la beauté des prod' de Premier : ce que l'homme a créé au cours de sa carrière est simplement sans égal. Des noms tels que Rakim, Nas, Jay-Z, Mobb Deep, KRS-One, Kool G Rap, Jeru the Damaja, Fat Joe, O.C., Cormega, AZ, Common, Big Daddy Kane, Biggie Smalls et Mos Def ne font qu'un infime pourcentage des artistes avec qui il a fait des merveilles, et à chaque fois que ces rappeurs se sont associés à Premier, ça a été un des points culminants de leurs carrières. Avec son habitude de poser des scratchs sur les refrains (probablement sa signature), il nous parle littéralement à travers des samples et bien qu'il ne soit dans les crédits "seulement" en tant que producteur, il est souvent plus proéminent dans le morceau que le rappeur lui-même. Avec ses loops jazzy et ses scratchs reconnaissables, Premier s'est tenu à une formule pendant ces vingt années, et c'est un accomplissement d'avoir réussi à ne jamais tomber dans la monotonie malgré le schéma quasiment toujours identique. Et comme indiqué dans l'ouverture de l'album : “We have certain formulas but we update ‘em with the times and everything ya know. So the rhyme style is elevated. The style of beats is elevated but it’s still Guru and Premier. And there’s always a message involved.”
Pour l'instant l'album que je décris semble être un putain de monstre invulnérable à la critique tout comme le Terminator est invulnérable aux balles, et soyons honnêtes, c'est quand même pas mal ça, si l'on est objectif. MAIS... Il y a deux petites failles dans son armure, et l'une d'entre elles est "The Mall". Le beat est sympa, et le rap en lui-même est cool aussi... Mais QU'EST-CE QUE C'EST QUE CE BORDEL ?! "MAKE MONEY MONEY, GO SHOPPIN'! TAKE MONEY MONEY, GO SHOPPIN'!" ?! Cette accroche est probablement l'un des trucs les plus cons que j'ai jamais entendus, et c'est dire. Est-ce que cette saloperie est ironique, et sa satire mordante me passe au-dessus de la tête ? Je sais pas, tout ce que je sais c'est que ça semble venir d'un album complètement différent. Un de ceux qui auraient "Puff Daddy" dans ses crédits. La deuxième complainte qu'on pourrait porter envers l'album est qu'il est un peu long : vu le grand niveau d'excellence dans les 20 pistes, je peux comprendre qu'il était difficile d'en virer, mais quitte à faire un CD bonus, ça n'aurait pas fait de mal.
Au final, du très bon matos, pas forcément grand chose de plus à en dire. "Moment of Truth" continue la progression effectuée depuis "Hard to Earn" en restant dans son époque, mais en dépit de la solidité de l'album, il n'est peut-être pas aussi évident que d'autres sorties de Gang Starr. Cet album se pose comme l'un des derniers efforts de la vieille garde avant que le hip-hop ne dérive entièrement vers ce qu'il est aujourd'hui. Et, y compris tout ce qu'il a produit, y compris "Livin' Proof", c'est mon album préféré produit par DJ Premier. Écoutez tous les beats. Ils déboîtent. Et c'est la réécoute de cet album, grâce à Tristan-Hugo, qui m'a fait me rendre compte de son génie. C'est presque douloureux à entendre si jamais vous aviez eu la moindre prétention de produire un album. Vous avez ce sentiment que certains monts sont inatteignables, qu'importe Guru, les guests (dont je n'ai pas parlé, mais j'aurais pu sans problème), et autres. Et même ces éléments semblent déjà bien loin de nous.