Il faudrait voir si la caresse est de l'ordre d'une domination (on caresse son chien, sa petite femme, ou on ébouriffe les cheveux de ses enfants) ou d'une marque de respect (parce qu'elle manifeste une tendresse, plus qu'une tendresse, une admiration ou une fascination : on caresse ce qu'on trouve gracieux). Soit, par la caresse, on domine l’autre, soit on lui manifeste son respect. Soit on le réifie, soit on en éprouve l’altérité. Soit on réduit l’autre à sa choséité corporelle, soit on fait de son corps l’occasion pour éprouver son altérité. Soit on réduit l’autre à son être-là corporel, soit on approche par le biais de cet être-là la transcendance de l’autre. Soit on s’approprie l’autre, soit on s’ouvre à sa transcendance, on en saisit l’échappement. Soit la caresse est emprise (l’autre est entièrement présent dans cette main que je touche, dans cette joue que je caresse, il se réduit tout entier à cet être-là local) soit elle est approche. Pleine présence, ou pure imminence. Il me semble qu’il y a cette équivoque dans la caresse : une possessivité qui est aussi une écoute, car la caresse c’est à la fois s’emparer du corps de l’autre, le réduire à l’état d’objet et en même temps prendre en soi sa douceur, la re-sentir au sens d’une imitation. On suit les courbes du corps, on en épouse la forme, on épouse au sens plein du terme, c’est-à-dire on se laisse prendre par ce que l’autre peut donner à sentir dans la discrétion même de ses formes. Dans la caresse, il y a une manière à la fois de s’emparer de l’autre et de se laisser posséder par sa forme (ne serait-ce qu’en soumettant son geste à cette forme du corps qu’on caresse, en en suivant les contours). Double mouvement, réciprocité, identité de la dissymétrie (caresser c’est dominer) et de l’égalité parfaite (caresser c’est épouser). Et dans la caresse il y a justement cette réciprocité car caresser c’est répondre à la douceur par la douceur, faire sentir à l’autre sa propre douceur en lui communiquant la sienne (celle de son geste : comme si la douceur du geste venait à la fois répéter, intérioriser et manifester au corps caressé sa propre douceur), faire que l’autre se sente lui-même par nous — rendre l’autre présent à sa propre chair par la médiation de notre geste, l’incarner non seulement pour nous mais aussi à ses propres yeux. Quand on est caressé, on ne peut pas ne pas éprouver un certain plaisir à sentir son propre corps, et le geste de l’autre a notamment cette finalité : nous faire sentir notre propre douceur, notre propre beauté, nous faire jouir de notre propre corps, non seulement au sens où c’est notre corps qui jouit (ça c’est toujours le cas, y compris dans la pénétration) mais aussi au sens où notre corps est l’objet de la jouissance ; il n’y a plus d’autre sentiment que la délicate jouissance qui se retourne sur elle-même, en est rendue capable par la proximité même de l’autre, le corps jouit de soi, pénétré de sa propre présence par la grâce d’un geste. C’est comme Jean Gabin qui dit à la fille du film « t’as de beaux yeux tu sais » en lui caressant la joue : caresser c’est déjà dire « t’as de beaux yeux », et c’est même plus que ça car encore quand on nous complimente on peut se dire que c’est du pipeau, alors que quand on caresse on ne se contente pas de dire, on fait sentir à l’autre sa propre beauté, on fait que la beauté advienne à elle-même.
Tout se passe comme si la douceur du corps et la douceur du geste communiquaient, s’alimentaient et s’inspiraient mutuellement : quand je caresse mon partenaire, la douceur de sa peau inspire mon geste et en même temps, par ce geste, je lui fais sentir sa propre douceur — vraiment mutualité donc. Mutualité bien qu’il y ait une différence entre le geste et son objet, puisque dans un cas on a un mouvement et que dans l’autre cas on a un corps, et c’est justement cette réciprocité dans la différence qui caractérise la caresse : on a une chose qui se reflète dans un acte, un objet qui se reflète dans un verbe. On fait sentir à l’autre la beauté de son corps en la mimant par un geste, c’est-à-dire par un acte — comme si la choséité de la chair se reflétait dans la mobilité du mouvement. Et puis cette réciprocité elle tient au fait qu’à la fois, quand je caresse mon partenaire, c’est une manière pour moi de ressentir sa douceur et en même temps c’est une manière de la lui faire sentir : on partage une même expérience de sa chair et c’est peut-être ça la caresse, l’expérience d’une co-présence, présence de moi-même à la chair de l’autre et présence de l’autre à sa propre chair. C’est un sentir partagé, qui partage à la fois la même sensation et le même objet : la caresse c’est sentir ensemble un même corps. Et d’une certaine façon, non seulement réciprocité de sensation (douceur à douceur) dans la différence des pôles (objet, acte ; corps, mouvement) mais aussi réflection de l’espace dans le temps, lisseur du corps qui se reflète dans la lenteur du geste.
Je ne sais pas si la caresse est une appropriation, une emprise ou si c’est de l’ordre d’un don, si c’est se soumettre l’autre ou donner l’autre à lui-même. Je ne sais pas non plus si la caresse est don unilatéral, sacrifice d’un geste en faveur d’autrui, ou si elle est inter-donation, incarnation mutuelle de moi par l’autre et de l’autre par moi, production réciproque de la présence à soi (être présent à soi par la médiation de la présence de l’autre, et ce dans les deux sens). La caresse : faveur faite à autrui à la faveur d’autrui ! Et malgré cette réciprocité je me demande s’il n’y a pas une dissymétrie dans la caresse, car lorsque je suis caressé je m’immobilise sous le geste de l’autre, son mouvement est vecteur d’immobilité et que justement, c’est cela la domination inavouée de la caresse, que je me fige sous le geste de mon partenaire, que l’humilité même de son geste en vienne à me paralyser, parce que c’est tellement doux, c’est si bon, et je ne suis plus que sa petite chose, entre ses bras, je suis à la merci de sa douceur. Et puis cette dissymétrie et cette égalité, on la ressent peut-être aussi dans le fait que la caresse imite le geste de façonner, quand on caresse on fait semblant de sculpter le corps de l'autre et c'est un geste très bizarre, parce qu'à la fois on en fait notre oeuvre et en même temps on en épouse les contours -- indécidabilité du constatif et du constructif, de l'accueillir et du produire. Est-ce que caresser ce n'est pas conjuguer ces deux mouvements, ces deux relations érotiques à l'autre que sont l'accueil et la maîtrise ? Mais peu importe. La caresse, intercesseur entre moi et ma chair. Et puis la caresse c’est un geste érotique particulier parce que ce n’est pas la pénétration, d’une certaine manière c’est l’érotisme de la non-pénétration (bien que souvent elle soit un préambule à la pénétration). C’est se tenir à la surface du corps de l’autre, respectueusement, sobrement, ne pas le pénétrer, ne pas « le prendre » (au sens où on dit « j’ai envie de te prendre ») mais en éprouver la clôture, ressentir par l’épiderme de l’autre l’extériorité de son intériorité. Corps-à-corps, mais pas pénétration, pas fusion des corps, au contraire, peau à peau, c’est-à-dire contact entre deux murs, deux vases clos en viennent à entrer en contact par leur peau, qui est pourtant cela même qui les sépare. La caresse n’est ni pur contact, ni pure distance (ni pénétration, ni éloignement) : elle est contact de et dans la distance, elle est épreuve im-médiate de la distance en tant que distance. Caresser c’est « contacter » l’impénétrable, toucher l’imperméabilité de l’autre. Et ce non seulement parce que la caresse est une épreuve de la peau, mais aussi parce que, de ce fait même, elle est une épreuve de la douceur, c’est-à-dire le ressenti du vide, l’épreuve du lisse, du plat, du suave, et non l’épreuve de ce qui sature tellement le toucher par ses aspérités qu’il en vient à l’énerver, à l’exaspérer. Non, quand on caresse on ressent l’égalité même, la simplicité de l’identique, de l’égal, et non le chatoiement de la différence. Bien sûr, il y a les courbes des femmes, qui sont de l’ordre d’une différence, d’un devenir du corps (la caresse temporalise l'espace corporel en le donnant à sentir dans un mouvement, en le donnant à se sentir comme mouvement d'être soi, comme geste d'être ce qu'il est), on évolue dans la courbe, on l’habite, on l’explore ; et puis il y a la fermeté du corps des hommes, les muscles qui affolent le désir. Et peut-être que l’érotisme de la courbe féminine c’est le plaisir que la différence soit un prolongement de l’identique, que l’identique se différencie sans cesser d’être identique (bref, un sentiment des différences continues), c’est la douceur même parce que la simplicité se donne à sentir dans les sinuosités du corps (« être une planche à pain », « avoir des formes » : mais la femme peut-elle avoir des formes ou ses formes ne sont-elles pas toujours la forme de l’informe en tant qu’informe, la manifestation dans une forme de l’absence de forme ?). Bien sûr il y a tout ça, dont je ne sais pas trop quoi faire. Et puis en parlant de la différence entre érotisme masculin et féminin, entre caresser une femme et caresser un homme (et je me demande sincèrement si on peut caresser un homme, si la caresse n’est pas d’abord féminité et si caresser un homme ce n’est pas l’efféminer, non pas au sens où la caresse s'adresse aux petites femmelettes mais au sens où elle ne peut peut-être pas s'adresser à la forme masculine de la beauté, du sex-appeal ; je me demande aussi s’il ne faudrait pas distinguer « caresser » au sens de branler, un homme et une femme), je glisse juste ça là, qui est peut-être une banalité (je ne me rends pas bien compte) mais quand même ça m'intéresse : je me demande si le désir n’est pas qualitativement différent quand il se porte sur un homme et quand il se porte sur une femme, s’il ne faut pas dire, non pas seulement qu’un même désir se porte tantôt sur l’homme et tantôt sur la femme, mais que le désir change de qualité, voire même d’essence, selon le désirable (homme ou femme) sur lequel il se porte. Autrement dit, que la manière propre du désir, sa qualité et l'expérience qu'il fait de lui-même dépend de l'objet, du désirable vers lequel il tend. Et sans doute y a-t-il cette perméabilité du mode de désirer au contenu du désir parce que le désir est épreuve de soi par le truchement du désirable, ou encore que le désir fait l'expérience de son désirer par le truchement de ce sur quoi il se porte. Plus précisément, qu'à la fois le désir est tentative pour rejoindre le désirable et qu'en même temps il y a réflexivité du désir, épreuve de soi par soi du sujet désirant. Si le désir est recherche de la jouissance, c'est-à-dire d'une épreuve de soi, d'une expérience que fait la chair de sa propre puissance de sentir (sentir qui peut d'ailleurs déborder les attentes du désir - c'est peut-être le propre de la jouissance, mais je m'égare), cette épreuve de soi passe par le truchement de l'autre, de la fusion avec l'autre de sorte que le désir fait l'expérience de soi par le biais de son objet. Comme si, paradoxalement, le plaisir sexuel était à la fois maximum de la confusion et maximum de la réflexivité, épreuve de soi par la perte de soi dans l'autre. Mais bref. Je dis tout ça parce qu’un ami gay à moi (moi je suis hétérosexuel) m’a dit « moi les rondeurs ça me dégoûte » et je trouvais ça drôle que ce qui est l’incarnation même de l’érotisme à mes yeux soit la définition de l’indésirable pour lui. On dit qu’il y a une fusion dans l’acte sexuel, mais je me demande si dans l’hétérosexualité, il n’y a pas une in-communication des désirs qui tient au fait que bander sur une femme et mouiller sur un homme ce n’est absolument pas la même qualité de désir, de plaisir. Peut-être qu’on n’a pas la même expérience du désir dans ces deux cas. Parce que dans un cas il y a une vigueur, une puissance, une fermeté virile et dans l’autre une douceur (qui peut être excitante au sens fort du terme, mais demeure douce quand même et même est énergisante par sa mollesse même, car cette mollesse reflète la vulnérabilité féminine), une perméabilité, une faiblesse. Comme si l'acte hétérosexuel était réciprocité oppositive, à la fois mutualité, fusion des plaisirs et parfaite symétrie, étanchéité des désirs. Et c'est drôle que dans l'expérience hétérosexuelle il y ait à la fois cercle vertueux du plaisir (je prends plaisir à ce que tu prennes plaisir au plaisir que je prends... je te donne du plaisir et tu m'en donnes en retour et ainsi de suite indéfiniment) et en même temps éventuellement hiérarchie, et c'est drôle que le "t'aimes ça" que disent les beaufs (il me semble) traduise ces deux aspects (j'aime que t'aimes, donc équité, réciprocité du plaisir, et en même temps tu es ma petite soumise, "sale chienne", je prends plaisir à te dominer par le plaisir que je t'apporte) : qu'il exprime à la fois la mutualité du plaisir et la jouissance de la domination. En tout cas, si la caresse peut être l’occasion d’une exaspération du désir, elle peut aussi être simple tendresse, simple geste de poser la main sur la cuisse de sa compagne dans la voiture, maintenir un contact, un plaisir mutuel, sans que ce soit pour faire l’amour après. Et peut-être que si on caresse avant de pénétrer, ce n’est pas seulement pour exciter le désir mais aussi pour manifester son respect avant d’entrer — drôle de phénomène que la brutalité du sexe soit souvent précédée, préparée, à la fois annoncée et limitée par de tendres caresses (quoique ces caresses puissent aussi être un peu fébriles, je crois, de toute façon j’y connais rien). D’ailleurs on parle bien « d’enculer à sec », c’est-à-dire : certes sans lubrifiant mais aussi sans préparation, sans conditions préalables, et ça c’est peut-être la suprême violence que la pénétration soit pure pénétration, que la nudité ne soit pas préparée par l’expérience d’une pudeur intime et partagée. Et peut-être que le phénomène « enculer à sec » tient sa spécificité du fait que la pénétration n’y est plus une caresse, alors que normalement elle l’est en un sens, le va-et-vient c’est bien le mouvement et le frottement, qui sont les deux aspects de la caresse, comme dit Indochine « trois nuits par semaine c’est sa peau contre ma peau et je suis avec elle » (on ne sort pas du peau contre peau, même dans la pénétration, même si les muqueuses remplacent la peau, c’est toujours une paroi qu’on touche, fût-elle intérieure — oh, condition pariétale du sexe). Car c’est un phénomène étrange, je trouve, que l’acte sexuel soit caresse de bout en bout, que les caresses du début ne soient qu’une préparation à un autre type de caresses, comme si la pénétration était encore de l’ordre d’une approche, ne parvenait pas à aboutir complètement. Comme si l’envers du corps était encore un endroit. Et puis c’est drôle cette temporalité de la caresse, parce que certes la caresse c’est l’approche, mais c’est une approche sans terme, qui glisse sur son objet au lieu de s’en emparer, et, qui plus est, une approche qui ne cesse de recommencer, de revenir au point de départ (on ne peut pas caresser sans répéter la caresse, une caresse qui ne caresse qu’une fois ce n’en est pas une), comme si la caresse annonçait son propre retour (à l’instar des va-et-vient : « encore ! »), comme si la caresse était à la fois approche du corps et approche de l’approche, pure promesse d’elle-même, n’aboutissait jamais qu’à la répétition de l’approche — était imminence pure, qui n’atteint jamais son terme. Et puis la caresse c’est aussi le frottement, c’est-à-dire, ce n’est ni pénétrer ni s’emparer, ni plonger ni prendre, ni s’enfouir dans l’autre ni le garder en soi : la caresse est frottement, glissement, c’est-à-dire approche qui assume sa condition d’imminence, ne cherche pas à aboutir à une possession, qu’elle se fasse dans un sens ou dans l’autre. Donc la caresse c’est à la fois une manière de s’approprier et de recevoir (activité/passivité), de dominer et de produire de la réciprocité (hiérarchie/égalité), de s’emparer et de respecter (contact/distance). Bref la main est aussi faite pour caresser, et la caresse c’est ces deux choses à la fois, une prise qui est aussi une déprise, une préhension qui est aussi une approche. En un sens, la caresse résume l'ambiguïté même de la main.