"Strange highs & strange lows,
Strangelove,
That's how my love goes"
L'été 87 voit la presse musicale fustiger le dernier single de David Bowie, un titre dans l'air du temps intitulé "Never Let Me Down", ballade adressée à sa collaboratrice de toujours, Corinne Schwaab. La chanson monte péniblement dans les charts, pour finalement s'arrêter à la 36ème place, disparaissant rapidement des radars. Le rapport avec Depeche Mode me demanderez-vous ? Eh bien, tandis que "Never Let Me Down" est un échec, c'est "Never Let Me Down Again" du groupe de Basildon qui conquiert les faveurs du public ET de la presse... assez ironique n'est-ce pas ? Le signe que les dinosaures du rock sont tous out, détrônés par de nouveaux talents ? Tout de même, pas si sûr.
La sortie de Black Celebration (1986) consacrait un Depeche Mode assumant et revendiquant clairement ses influences goth, industrielles et sexuelles. Ah, les minots de Basildon ont bien changés, produisant maintenant une musique bien adaptée aux ébats des backrooms, dans des clubs noyés dans la lumière rouge. A la recherche d'une crédibilité planétaire, Depeche Mode veut marquer définitivement les esprits, et cela serait fait sur Music For The Masses, sixième album du groupe, sorti le 28 septembre 1987 chez Mute Records, naturellement.
Depeche Mode émerge avec le mouvement new wave, sur les ruines fumantes du punk, au tout début des eighties, et se crée rapidement une image pop bubblegum, groupe à minettes, aux mélodies instantanées et instantanément jetables, contrastant avec la sévérité expressionniste d'Orchestral Manoeuvres In The Dark ou la surenchère sexuello-débridée de Soft Cell. En effet, c'est un âge où les claviers farfisa entrée de gamme coûtent moins chers que des guitares, et où le terrain de la musique électro semble accessible, la voie ayant été débroussaillée par des pionniers comme Brian Eno, David Bowie ou encore Kraftwerk.
C'est ainsi que Depeche Mode (nom d'un fashion magazine français) se forme dans la paisible et ennuyeuse bourgade de Basildon. Il est alors composé de Dave Gahan au chant et de Martin Gore, Andrew Fletcher et Vince Clarke aux claviers. Le succès est quasi-instantané, de par, notamment, sa rencontre avec Daniel Miller, PDG de Mute Records, petite mais respectée maison de disques ambitieuse qui jouit déjà d'un fort aura dans les milieux critiques et underground.
Le succès de Speak And Spell (1981) et de son hit "Just Can't Get Enough" amène au départ de Vince Clarke (parti fonder Yazoo et, plus tard, Erasure), compositeur et lyriciste du groupe, ce qui les laisse dans un certain dénuement. Mais choix est fait de continuer, et c'est Martin Gore, à l'instar d'un Roger Waters, qui prendra le contrôle de l'aspect créatif de Depeche Mode.
A Broken Frame (1982) est le premier album post-Clarke, en trio (avant Ultra en 1997), et la patte de Gore est encore hésitante. Le rouage se raffermit avec l'accueil d'Alan Wilder, d'abord musicien de support lors des lives, puis source de soulagement pour Martin Gore. En effet, Wilder est musicien classique de formation, et il va énormément apporter au son du groupe.
Construction Time Again (1983) marque leur première collaboration, continuant et s'accentuant sur Some Great Reward (1984) et Black Celebration (1986). Toute cette période est considérée comme le premier âge d'or du groupe, constellé de hits imparables, "Everything Counts", "People Are People", "Master And Servant", "Question Of Time", "Get The Balance Right"... Depeche Mode devient peu à peu une référence, et les "Devotees" (leurs fans) se font de plus en plus nombreux. Mais les ventes d'albums plafonnent, et le groupe ne parvient pas à percer aux Etats-Unis, malgré quelques incursions dans le Billboard.
C'est ici que notre histoire commence réellement. En ce lointain temps où les groupes n'attendaient pas dix ans entre chaque album, le nouvel album de Depeche Mode est mis en chantier. Il sera enregistré en France, aux studios Guillaume Tell à Suresnes, notamment. Après les tensions ayant émaillé la création de Black Celebration, Daniel Miller refuse de se rasseoir dans le siège du co-producteur de ce nouvel opus. Le groupe fait donc appel au producteur de Tears For Fears, encore tout auréolé du succès de Songs From The Big Chair (1985), David Bascombe. L'objectif est assumé, un retour en grâce dans les sommets des charts mondiaux, les boudant un peu, surtout depuis Black Celebration. Tous les éléments semblent donc réunis, suivis par le public et la presse rock ...
Le titre, "Music For The Masses", est issu de l'imagination de Martin Gore qui, lors d'un voyage en avion, fut inspiré par la pochette d'un album de musique classique intitulé Music For The Millionth. En soit, quant on réfléchit, la formule "Music For The Masses" est clairement reliée à la "Black Celebration" de l'album précédent. C'est à ce temps là que Depeche Mode commence à devenir un de ces groupes à fanatiques, ne ratant jamais les "messes noires" que représentent les concerts du groupe.
Il est clair que ce disque touche au sommet. Il ne comporte pas moins que trois hits majeurs, le premier étant bien connu des Devotees et par tout amateur d'arena rock de qualité, le fameux "Never Let Me Down Again", qui a servi d'introduction à cette chronique. C'est un road song fantastique, espèce de réadaptation du "Waiting For The Man" du Velvet Underground, et certainement une des plus belles chansons de Depeche Mode, à la progression remarquable, au final quasi-spectorien, et à la guitare samplée, annonciatrice des orgies electro-rock à venir. Aujourd'hui encore, "Never Let Me Down Again" occupe une place de choix dans les setlists du groupe, au rappel notamment, permettant l'iconique mouvement de bras, de gauche à droite, effet garanti dans les stades!
Le second est le très pop et sautillant "Strangelove", aux paroles assez convenues mais au rythme et à la mélodie convaincante. C'est certainement l'essai le plus commercial ici, mais c'est tout à fait plaisant, son succès est donc absolument justifié. Le troisième est le techno-disco "Behind The Wheel", dans la lignée directe de Kraftwerk, titre monolithique et reprenant l'idée de road song déjà explorée avec "Never Let Me Down Again", versant ici du côté du court-métrage de Morrison, "The Hitchhiker" de 1969 (effet accentué par la présence d'une reprise technoïde du standard "Route 66" en face B du single). C'est là aussi très convaincant, et totalement anti-commercial, au contraire de "Strangelove".
Music For The Masses symbolise aussi le grand retour de Dave Gahan, en pleine forme. Si Black Celebration est unanimement considéré comme l'album Martin Gore de Depeche Mode, son successeur assiste au come-back du frontman, à la voix beaucoup plus mûre et posée. Néanmoins, Martin prend tout de même deux fois la parole ici, sur l'envoûtant et magnifique "The Things You Said", où il avoue sa faiblesse face aux choses qu'elle dit, un titre aérien, à l'orgue lancinant et aux contrepoints vocaux d'un Gahan en parfaite harmonie avec son songwriter. On le retrouve aussi sur le très-porno "I Want You Now", aux gémissements samplés et aux vocaux sépulcraux.
Le groupe découvre aussi légèrement la champ du gospel sur "Sacred", mais cela reste légèrement convenu, il faudra attendre "Condemnation" sur Songs Of Faith And Devotion (1993) pour retrouver un Depeche Mode gospellien. "To Have And To Hold" est ce qui pourrait le plus s'apparenter à Black Celebration, noir et robotique, avec sa radio samplée, tandis que "Nothing" semble représenter le baroud d'honneur de la synth-pop à la Depeche Mode.
Observons aussi l'OMNI complet de "Pimpf", titre entièrement instrumental et presque martial, où le piano d'Alan Wilder se révèle être le fil conducteur. En réalité, le seul échec du groupe se révèle être la laborieuse ballade "Little 15", qui se révèle être un peu longuette et poussive, avec ses cordes synthétiques n'ayant pas passé l'épreuve du temps, tandis que l'album reste toujours d'une étonnante modernité.
Ainsi, Music For The Masses se retrouve être une sorte de synthèse de tout ce que Depeche Mode a pu produire jusque là. De la synth-pop sautillante ou mélancolique ("Strangelove", "Nothing"), de la techno industrielle ("Behind The Wheel", "To Have And To Hold"), les réflexions et ébats de Martin ("The Things You Said", "I Want You Now") et les premières amours du groupe avec l'électro-rock, qui symbolisera son son pour les années à venir, amenant à la création d'un parfait classique ("Never Let Me Down Again").
Car il est clair qu'une marche est franchie ici. Music For The Masses, au titre au final profondément ironique car, pour les masses, l'album ne l'est pas tant que ça, est un parfait marchepied entre le goth-BDSM indus allemand de Black Celebration et l'electro-rock calibré de Violator (1990). C'est une transition des plus subtiles, un adieu à une période, les salutations avec une autre.
Music For The Masses est aussi une grande étape dans la recherche de l'esthétique, de l'image, du groupe. Il marque en effet la rencontre entre Depeche Mode et son collaborateur, maintenant de longue date, Anton Corbjin, photographe hollandais et créateur de l'univers du Depeche Mode moderne, une image bicolore et désaturée. La pochette en elle-même, élaborée par Martyn Hatkins, est un adieu à l'esthétique indus crépusculaire du groupe, avant les roses de Violator et les symboles bibliques de Songs Of Faith And Devotion.
Le tour Concerts For The Masses fut un immense succès, immortalisé par le double live et le rockumentary 101, réalisé par D.A. Pennebaker lors du 101ème show de Depeche Mode, remplissant le Rose Bowl Stadium de Pasadena. Les tournées complètes deviendront habituelles pour Gahan, Gore, Fletcher et Wilder, qui verront le paroxysme atteint avec le World Violation Tour de 1991.
Music For The Masses est donc le début de la véritable reconnaissance de Depeche Mode dans le monde entier. Cet album est terriblement important, tant pour les fans que le groupe lui-même, la preuve est que de nombreux extraits en sont joués sur scène lors de la dernière tournée, le Memento Mori Tour...
Music For The Masses, le grand pas de Depeche Mode
Music For The Masses, full album
"Never Let Me Down Again"
"The Things You Said"
"Strangelove"
"Behind The Wheel"