No Other
7.8
No Other

Album de Gene Clark (1974)

Une pensée me vient en tête : et si le meilleur album de 2003 était en réalité une réédition ? Comprendre que même si Radiohead, Explosions in the Sky, Viktor Vaughn, Sufjan Stevens et surtout M83 et son beau Dead Cities, Red Seas and Lost Ghosts peuvent prétendre au titre, la version remasterisée du classique de 1974 de Gene Clark est loin devant eux. Aisément. Le fait qu'il ait mis 30 ans avant de ressortir n'a fait qu'ajouter au plaisir qu'il y a à redécouvrir No Other.

Un peu d'histoire pour mieux expliquer : alors que les annales de l'histoire du rock sont exposées et méditées par tous, Gene Clark apparaît quelque peu comme une énigme. Il était un membre fondateur des Byrds, les "Beatles américains". Il était leur chanteur principal, plus grand songwriter et sans nul doute la force créative du groupe. C'est son chant distinctif qui donnera grâce à des classiques tels que "I'll Feel a Whole Lot Better" et, audible malgré les harmonies à trois, "Mr. Tambourine Man". Les plus vieux fans des Byrds se rappellent toujours avec tendresse de Clark, grand et timide, se tenant au centre de la scène, tapant sur son tambourin. Il ressemblait à un Neil Young jeune. Il aurait pu être une star. Mais, alors que sa peur de voler prit le centre de la scène, il quitta le groupe en 1966, et devint un pionnier du country rock, puis un des meilleurs exemples du mouvement des singer/songwriters de la fin des 60's / début des 70's. Son troisième album éponyme aurait pu être quelque chose d'énorme. Dylan l'a adoré. Les critiques lui ont donné de beaux textes. Mais le public l'a ignoré, comme il le fera toujours lorsqu'il s'agit de Gene Clark. Son refus de partir en tournée n'a pas été innocent non plus.

Mais la roue semble tourner en 1973, quand il émergea d'un projet condamné de réunion des Byrds comme le seul ayant un minimum de crédibilité, et se vit donner un gros contrat par Asylum Records pour faire un nouvel album. Tout comme Neil Young avec Tonight's the Night, ce que Gene Clark délivra au patron d'Asylum, David Geffen, était indubitablement à mille lieurs de ce que l'exécutif obsédé par la rentabilité s'imaginea. Il espérait probablement 12 morceaux d'harmonies vocales ensoleillées à la Byrds, ou un country rock trendy soutenu par un picking délicat, de la guitare électrique et du sliding à la Harvest. À la place, il eut un disque de 8 pistes OVNI, bizarres et coûteuses, avec des arrangements baroques, des chœurs massifs, et des paroles étranges et mystérieuses, aussi loins de "moon-June-spoon" qu'on peut l'imaginer. Geffen l'a pour ainsi dire jeté à la corbeille et No Other disparût sans vraiment laisser de traces, malgré de nombreuses critiques positives.

Ce qui est la pire des mascarades, car il est indéniable que No Other est unique. Gram Parsons rêvait de faire de la "musique américaine cosmique", une sorte de mélange magique de toutes les grandes musiques ayant émergées dans le Nouveau Monde : rock, blues, country, gospel... Parsons y est presque parvenu dans Grievous Angel, mais Gene Clark lui met une tape sur la tête avec No Other. "Life's Greatest Fool" débute de façon faussement familière, une escapade country joyeuse superbement interprétée par l'envoutant ténor de Clark (imaginez un Roy Orbison psychédélique avec moins de style mais plus hanté). Soudainement, un chœur fait son entrée et la chanson devient un gospel fantômatique, avec des paroles appropriées (oserais-je dire spirituelles) pour nous lancer. Le deuxième morceau, "Silver Raven", est encore meilleur, un morceau si empli de mysticisme qu'il pourrait avoir été écrit par des amérindiens ou des druides celtiques. L'imagerie de Clark est stupéfiante, profondément évocative mais étrangement elliptique. Elle laisse à deviner pendant tout l'album, malgré la richesse des images et des points de référence qui surgissent : la drug-culture des seventies, les cocktails mondains dans le Hollywood des années 30, les pâturages vallonés du Sud profond. Il semble que toute l'Amérique est encapsulée dans l'album, sentiment qui ne peut être que confirmé par la musique : effets d'avant-garde et congas funk tordus dans "No Other", apaisante country folk aux accents mystiques dans "From a Silver Phial", orchestration déchirante et piano élégant dans "Strength of Strings". La prose de Clark atteint des sommets majestueux dans ce morceau (alors qu'il évoque le sentiment, non pas tant de la musique elle-même, mais de l'air qui se remplit de musique, pour autant que ça fasse sens !) et dans le majestueux "Some Misunderstanding". C'est le psychédélisme des seventies à son paroxysme, où la personne qui écoute est prise dans une tempête de sons surprenants, des chœurs écrasants à la voix merveilleuse de Clark.

Tenter l'analyse de No Other est un exercice périlleux : où il n'y a pas de limites, comment trouver où commencer par détailler la moindre chose ? Comme un aveugle se confrontant à un éléphant pour la première fois, vous ne voyez qu'une partie de l'image en s'attardant sur des moments : un instrument par-ci, une ligne par-là. C'est le type d'albums où l'on doit se plonger, pour l'absorber telle une vaste peinture. Ce n'est pas toujours facile, mais son aura d'élégance torturée est fascinante. Sa beauté tordue et solitaire ne cesse de nous ramener à lui, autre élément qui permet le rapprochement avec Tonight's the Night de Neil Young. No Other est un album aussi important que le magnum opus du canadien, et son influence sur des groupes comme Fleetwood Mac (particulièrement Rumours) ou REM est évidente. No Other ne sonne vraiment comme rien d'autre.

Life's Greatest Fool : http://www.youtube.com/watch?v=VzvKS5QD2nU
No Other : http://www.youtube.com/watch?v=9YULwbhga18
BiFiBi
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le 28 juin 2012

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