Novö Piano de Maxence Cyrin et Sad Cities Handclappers de Electric Electric : deux disques qui retournent le cerveau, brouillent les repères, renversent les codes. Deux disques qui nous interrogent sur notre rapport à la musique, nous révèlent notre attachement à elle plus qu’à des styles en particulier. Deux disques, enfin, qui nous rappellent à quel point la musique peut susciter l’émotion quels que soient la technique ou les instruments qui ont pu être utilisés.
On est d’abord fier que ce soit des français qui aient appelé une telle réflexion. Parce qu’on a souvent tendance à penser que notre pays n’est pas celui du rock. Alors que, précisément, ces artistes-là ont digéré le genre au point de le faire éclater, le projeter dans des univers fondamentalement différents. La techno (pour Electric Electric) et la musique classique (pour Maxence Cyrin) notamment. Les premiers ont choisi de conserver des instruments typiquement rock (guitares, basse, batterie, distorsions) pour interpréter des morceaux aux consonances technoïdes. Le second adapte des standards de la musique pop – au sens large du terme – des trente dernières années (Pixies, Nirvana, Cocteau Twins, Justice, Daft Punk…) avec son seul piano. Dans les deux cas on est surpris, étourdi même, par cette faculté qu’ont leurs chansons à nous emmener en orbite du rock, à titiller nos souvenirs (pour Maxence Cyrin) et nos a priori (pour Electric Electric). Comme si on ne pouvait pas composer de la techno avec de vrais instruments électriques (sous-entendu sans ordinateur), comme si le rock ne pouvait vivre sans eux.
Les titres choisis par Maxence Cyrin (« Where is my Mind », « Crazy in Love », « Kids »…) survivent à travers son piano parce qu’ils sont marqués au fer rouge dans notre mémoire, du moment qu’on les a entendus au moins une fois. Pour le reste, le français parvient à se les approprier totalement, si bien qu’ils deviennent presque de « nouvelles » chansons. Au même titre qu’Electric Electric reproduit presque scrupuleusement les codes de la techno (redondance des mélodies, ajouts successifs d’éléments rythmiques) pour proposer une nouvelle lecture du genre. Dans les deux cas, tout est dans le presque. C’est dans ces approximations, ces écarts volontaires, que l’on trouve matière à réflexion. On se demande, dans le cas de Cyrin, ce que l’on aime dans les chansons originales, au-delà des mélodies. Comment se fait-il que cela fonctionne quelle que soit l’instrumentation ? Quant à Electric Electric, le groupe nous fournit avec Sad Cities Handclappers des pistes pour éclaircir cette opposition de forme entre la techno et le rock.
Une opposition, qui, de fait, ne trouve que peu de justifications à l’aune de l’album du trio strasbourgeois. Car les émotions rencontrées à l’écoute de leur musique sont celles de la techno, indiscutablement. Hypnose, transe, ce sont sans doute des poncifs mais ces sensations sont bien réelles. Et l’on retrouve dans les morceaux de Sad Cities Handclappers cette frénésie typiquement techno. Sur la foi de charleys survoltés, de lignes des guitares aussi imperturbables que des samples. Est-ce du rock ou de la techno ? Peu importe, on est emporté, les frontières s’amenuisent jusqu’à disparaître complètement. Seul compte le corps qui bouge au son des vibrations. La forme revêtue par la musique, électronique ou électrique, n’existe plus. C’est évidemment un point commun avec Novö Piano, qui ne conserve qu’un squelette (les mélodies) pour donner chair à quelque chose de totalement différent. Ce que par ailleurs on pourrait qualifier de musique classique au sens noble du terme, est en fait, c’est ironique, le produit de la sous-culture pop. Toute la complétude du piano, sa capacité à jouer des graves, des rythmes, des mélodies sur un seul et unique clavier, était indispensable pour rendre compte de la richesse cachée des compositions choisies, d’apparence (et techniquement) simples. Éclairer la musique pop, souvent perçue comme simpliste par ses détracteurs, via un instrument habituellement dédié au registre classique : brillante idée qui nous pousse à réfléchir sur les raisons pour lesquelles on aime aussi leur version originale.
Chacun décidera de ces raisons, ou de celles qui font qu’il se sent plus proche d’un style, d’un abord musical plus qu’un autre. Là n’est pas la question. Novö Piano et Sad Cities Handclappers ont ce pouvoir de nous contraindre à revoir nos critères d’appréciation, nos attentes vis-à-vis de la musique. C’est suffisamment rare pour être signalé, et même applaudi quand le résultat est aussi plaisant.