Ohms
7.2
Ohms

Album de Deftones (2020)

"It's too late to cause a change in the tides"?

Je suis les Deftones depuis suffisamment longtemps pour savoir qu’ils vont souvent là où on ne les attend pas et me concernant l’effet de surprise a toujours fonctionné.
Ce nouvel album, Ohms, reste une bonne nouvelle dans un contexte si particulier.


"We’re surrounded by debris of the past"
Le premier single, Ohms, sorti le 21 août 2020, m'avait musicalement plutôt convaincu et visuellement plu, notamment le plan où apparaitraient les mains Stephen Carpenter, malgré l'aspect assez cryptique des visuels et de la communication autour de celui-ci et de l'album à venir.


Du côté des paroles, que les fans apprécient toujours à essayer de décortiquer, Chino Moreno indique qu'il s'agit d'une sorte de constat sur l'être humain, sa manière d'être avec ses comparses et sa relation avec l'environnement :



It’s a dichotomy of reflecting on negative things, but coming out of it optimistic.



Ainsi pour lui, le single est -dans le fond comme dans la forme- à l'image de l'album: une réflexion, une introspection mais également une projection, ni inutilement pessimiste, ni béatement optimiste :



That yin and ying of what we’ve always done of making very brutal music while having these lush overtones and undertones within it is
what makes us who we are.



On le découvrira un peu plus tard mais la position d'Ohms en dernière position sur la tracklist insiste sur le caractère rétrospectif des 42 minutes précédentes.


Un mois plus tard et une semaine avant le lancement de l'album, le groupe publie son deuxième single Genesis, qui est cette fois la première piste de l'album, et sonne résolument plus agressif que le single Ohms. Là, l'idée de renaissance par l'équilibre prévaut :



I finally achieve Balance, balance, balance Approaching a delayed Rebirth, rebirth, rebirth



Moins convaincu par ce titre que le précédent, j'ai néanmoins jeté mon dévolu sur l'album peu après sa sortie, laquelle a eu lieu le 25 septembre donc.


"We're bound together in neon tape"
Fort de leurs annonces, je m'étais préparé, selon leurs dires, à quelque chose d'assez similaire à White Pony, le choix de Terry Date, que les Deftones n'avaient plus croisé depuis les sessions d'enregistrement d'Eros (pour les raisons que l'on peut imaginer), à la production y étant certainement pour quelque chose. Frank Maddocks signe l'artwork poursuivant une collaboration de longue date, elle aussi en place depuis White Pony.


Pour être tout à fait franc, je craignais cet appel du pied à White Pony - l'album le plus connu et le plus vendu du groupe (difficile de passer à côté de Change et de Back to School en boucle sur MTV au moment de leur sortie) -, puisqu'il correspond à un momentum, un zeitgeist très précis. Sur tous les plans, la comparaison ne peut pas tenir (la jeunesse et la maturité des Deftones, leur évolution en tant que groupe, celles de leurs fans, le contexte politique, social et sociétal, celui de l'industrie musicale...).


2000 et 2020 sont séparés par deux décennies mais sociétalement par des siècles. Je craignais que les Deftones deviennent des défenseurs du "c'était mieux avant", ne sachant plus se remettre en question et se reposant sur le faîte -commercial- de leur carrière. Néanmoins, les deux singles pouvaient sembler indiquer le contraire, traitant justement du fait de (se) reconstruire en connaissance de cause, de renaître, de trouver un équilibre... S'ils étaient devenus des nostalgiques, leurs deux précédents albums, Koi No Yokan et Gore nous avaient pour le moins averti, multipliant les clins d’œil aux années 1980 (nappes de synthé très prononcées, réverb et delay à gogo...), soulignant l'amour inconditionnel de Chino pour la new-wave et spécifiquement Depeche Mode et The Cure, ce qui a naturellement ressurgit sur ses deux side-projects au cours de la même période : ††† (Crosses) et Palms. Ces quatre albums (les deux Deftones, ††† et Palms), sortis entre 2012 et 2016 mettent surtout en évidence la patte -la main mise ?- et les compositions de Chino sur ses différents groupes.


On peut donc aisément comprendre la frustration de Stephen Carpenter, qui n'a pas vraiment eu son mot à dire depuis Diamond Eyes, que ce fusse par manque de place, d'idées jugées convaincantes ou de choix artistique, de vouloir revenir sur le devant et de contribuer pleinement à ce nouvel effort, dont la composition a commencé en trio plutôt qu'en quintet.


"With all these erased recordings, I'm rearranging parts"
Avec tout ceci en tête, qu'en est-il alors d'Ohms?
Je dois dire qu'après plusieurs écoutes de l’album, dans l’ordre et le désordre, j’en ressors assez confus, pour ne pas dire déçu.


D’habitude lorsqu’un morceau sort du lot, je tourne les yeux vers le lecteur, je regarde le numéro de piste, le titre, les paroles, là rien.
L’album s’est déroulé d’une traite, comme si tout était déjà attendu, déjà entendu.
Pire, j’ai l’impression d’avoir à faire à un collage de sons et de textures : comme si les Deftones avaient déjà tout dit, déjà tout composé et qu’il ne s’agissait plus alors que de prendre des parties de morceaux, des sons et des effets et de les réassembler. J’ai l’impression d’entendre à nouveau ce que je connais déjà sans formellement reconnaitre.
Des nombreuses autres critiques que j'ai pu lire (ici comme ailleurs), les chroniqueurs évoquent toujours les nouveaux titres en parlant des anciens.


C'est donc l'impression de manque d’inspiration et de quasi autocitation qui pointe le bout de son nez. Il manque un grain de folie, une énergie non feinte, des couplets mystérieux, des refrains accrocheurs, des breaks étonnants… Les Deftones auraient-ils atteint leurs limites ?


J’ai beau réécouter, analyser et disséquer le disque je trouve les compositions plates et sans réelle saveur, malgré l'emphase sur le "gros son" côté production, notamment du côté de la guitare de Carpenter. Néanmoins, je pense avoir résolu (partiellement) mon problème en réarrangeant la tracklist [Ohms / Ceremony / Headless / Radiant City / Urantia / Genesis / Pomeji / This Link Is Dead / Error / The Spell Of Mathematics].


"You should accept we'll probably remain this way to the end"
Si Gore paraissait avoir sous-mixé la guitare, la mêlant à la basse dans une nappe de cordes, ici elles sont -artificiellement- très en avant et les jeux sont souvent distincts. Beaucoup reprochaient au groupe d’avoir pris un virage trop post-rock / shoegaze avec Koi No Yokan et Gore, d’avoir relégué Stephen Carpenter au second plan. Ici, il est au premier plan - écrasant parfois Sergio Vega avec ses neuf cordes - et ce qu’il propose derrière ce mur Lo-Fi ne me séduit pas plus que ça.


Chino Moreno au contraire semble bien plus en retrait, se reposant bien trop souvent sur les effets saturant sa voix, qu’on connait pourtant belle et claire. Le procédé me fait ici l’effet d’un agent de texture, la colère et la violence sont très visiblement feintes.


Les idées de composition de Frank Delgado sont excellentes, sachant se faire remarquer quand il faut et continue dans la direction artistique déjà prise (quelque part entre la new wave, le shoegaze et la synthwave). Le point négatif c’est que la recherche sur le son n’a pas été incroyable.


La section rythmique est en revanche en pleine possession de ses moyens, Sergio Vega propose plein de choses intéressantes – que l’on n’entend pas beaucoup à cause de Carpenter –, en revanche il est clair que les cymbales d’Abe Cunningham en pâtissent au mixage et sont donc compressées vers les aigus, ce qu'il exprime à demi-mots :



Stephen’s guitar tone is so damn thick on that. It’s hard to get the
drum and everything else sounding huge when the fucking guitar’s
eating up all of that prime real estate!



Ohms - Omen
En établissant une analogie -qui vaut ce qu'elle vaut-, je pense que l'on tient l'équivalent de leur ...And Justice for All. Même si -je le suppose- le choix de production reste inconscient et très assurément lié à une demande technique, il est hautement symbolique de vouloir faire fi des expérimentations et d'"étouffer" -essentiellement Sergio Vega- avec la lourdeur de la guitare, comme pour compléter quelque chose que le premier tenant de la quatre cordes ne pourra plus apporter.


Travailler à nouveau avec Terry Date devait faire partie d’une fin de (thérapie) cycle et peut être signer le début d’un nouveau, ce qui ferait d'Ohms à la fois une synthèse sur les dix à douze dernières années et un nouveau départ.


Sans aller dans la surinterprétation, je crois que le concept de l’Ohm représente pour les Deftones tant l’onomatopée méditative que l'unité de résistance électrique et le signal sinusoïdal (et vice et versa). Je pensais y voir une référence à l’impédance des amplificateurs ; nenni, ni la direction artistique, ni les textes ne font référence à cette résistance électrique (quoique l’on pourrait relier les "points" de la pochette à des LED et donc au courant électrique…).


Seul l’étrange lien entre le morceau final, le titre de l’album et les autres textes repose sur la notion de "vague" (à l’âme), qu’elle soit maritime ou électrique. Venant de Chino, ce n’est pas surprenant : l’eau est un élément omniprésent dans les textes, symbolique d’énormément de choses (rêves, désirs, idées, incontrôlabilité, impuissance, danger). Pour lui chacun évolue dans une bulle trouble et dangereuse mais également belle et mystérieuse, le but étant d’éviter l’asphyxie et la noyade, sous forme de questionnements sempiternels d'anxiété sociale et sociétale.


Les Deftones ne prennent pas l'eau et nous n'avons aucun droit de leur demander que chaque album surpasse le précédent, mais à l’instar de la guitare de Carpenter, je ne crois pas que l’ajout de cette neuvième corde apporte autant qu’on veille le croire, au contraire. L'imagerie que j'aimais tant dans le clip d'Ohms prend ici tout son sens : si Koi No Yokan et Gore étaient impulsés par Chino, Ohms l'est par Stephen.


Néanmoins je sais que les albums des Deftones sont comme les grands millésimes et c’est avec le temps qu’ils arrivent à maturité et sont les meilleurs.


(Parce qu'il faut mettre une note, je mets 7 mais je pense plutôt à 6,5 en réalité.)

louislelion
7
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le 7 oct. 2020

Critique lue 505 fois

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louislelion

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