Le 16 mai 1966, l'Amérique entière découvre le onzième album des Beach Boys, Pet Sounds.
Il s'agissait-là d'un album extrêmement attendu, après le quasi sans-faute du groupe en 4 ans de carrière. De leur iconique Surfin Safari (1962) jusqu'à leur génial Summer Days (And Summer Nights!!) (1965), le groupe des frères Wilson n'a cessé de se renouveler, de se réinventer, de complexifier ses harmonies vocales, son orchestration et ses progressions harmoniques sans ne jamais connaitre d'échec commercial.
Comme des millions de mélomanes, Pet Sounds est, sans aucune hésitation, mon album préféré, au point j'ai longtemps repoussé le moment de la rédaction de cette critique. Comment être certain de rédiger une critique reflétant parfaitement l'amour que je porte à cet album ? Que pourrais-je apporter de nouveau à son sujet, dans la mesure où énormément de journalistes l'analysent depuis plus de 50 ans aujourd'hui ? Aujourd'hui, sans savoir exactement pourquoi, je sens que je peux me lancer, et "throw off all the shackles that are binding me down" (je m'engage à vous payer une glace si vous avez la référence).
Mon premier réel contact avec l'album a eu lieu en fin août 2018. Je venais de tomber sur une très belle interview de Paul McCartney, qui ventait comme à son habitude depuis plus de 50 ans les talents d'écriture de Brian Wilson, ainsi que la beauté à couper le souffle de God Only Knows . Je me suis donc empressé de me le procurer, et à la première écoute, je me souviens que l'album ne m'avait pas spécialement paru intéressant. Je le trouvais beau d'une certaine manière, mais trop "gentillet" (je me souviens avoir utilisé ce terme et j'ai terriblement honte), trop naïf et trop édulcoré. Mais je ne pouvais pas m'arrêter là. Je sentais qu'il y avait quelque chose que je n'avais pas saisi, et que je pouvais encore découvrir de nouveaux éléments qui me feraient changer de point de vue. Et c'est au bout de la 4ème écoute, bien plus attentive, que j'ai constaté que j'étais très loin du compte.
Ce sont tout d'abord ses mélodies déchirantes, portées par ses arrangements et son orchestration extrêmement ambitieuse et complexe, qui font que l'album me touche encore autant aujourd'hui. Il est d'ailleurs intéressant de noter que c'est parce que Brian admirait le travail de Spector qu'il a fait en sorte de travailler avec The Wrecking Crew, un excellent groupe de musiciens de studio de Los Angeles. Je vous conseille d'ailleurs un excellent documentaire réalisé par Denny Tedesco en 2008 (intitulé sobrement "The Wrecking Crew"), consacré à ce groupe talentueux, malheureusement trop méconnu du grand public. Parmi la trentaine de musiciens de sessions ayant participé à l'enregistrement de l'album, on peut noter l'excellent travail de l'organiste Larry Knetchel, du pianiste Leon Russell, du batteur et percussionniste Hal Blaine, ou encore de la bassiste Carol Kaye.
Mais Pet Sounds brille également en sa qualité d'album-concept (il est même généralement considéré comme étant le premier album-concept de tous les temps).
Car oui, bien que beaucoup aient du mal à le concevoir, Pet Sounds narre du début à la fin, l'histoire tragique d'une progressive descente aux enfers.
L'album s'ouvre sur Wouldn't It Be Nice, un classique absolu de la musique pop. Il s'agit de l'un des plus grands succès commerciaux du groupe, et ce n'est pas étonnant quand on voit qu'il s'agit d'une œuvre extrêmement complexe musicalement et harmoniquement (le morceau s'ouvre quand même sur une modulation harmonique hallucinante), mais qui reste parfaitement agréable à écouter et accessible par tous. Sérieux, ça fait indéniablement partie de ses œuvres qui ont le pouvoir de te mettre de bonne humeur dès la première écoute. Il s'agit cependant probablement du seul et unique morceau de l'album pleinement joyeux, plein d'espoir, au sujet de cet amour idyllique, malheureusement trop beau pour durer. Car en effet, dès You Still Believe in Me, le doute s'installe chez le personnage, et "le voyage peut commencer". Du très beau Don't Talk (Put Your Head on My Shoulder) - dont le son des cordes est absolument divin - au magnifique Let’s Go Away for Awhile, l'album ne cesse de nous transporter, de nous enivrer, de nous troubler...
Et dès le début de la face B (car oui c'est une règle, la face B est toujours meilleure que la face A chez les Beach Boys), chaque morceau traite un peu plus des doutes, des angoisses, des peurs parfois irrationnelles du personnage. Alors que God Only Knows a les traits d'une simple chanson d'amour, on oublie trop souvent que le morceau s'ouvre sur l'évocation du moment où cet amour ne sera plus...
Après un long périple, l'album se conclut sur Caroline, No, l'œuvre la plus déchirante que j'ai eu l'occasion d'entendre à ce jour. Une réflexion bouleversante sur la fin d'une relation, à travers des paroles relativement simples, sobres, mais traduisant si bien la douleur et le mal-être du personnage torturé. La bassiste Carol Kaye se souvient du jour de la session de Caroline, No :
Quelque chose a dû arriver à Brian. Je me souviens que ce jour là, il avait l'air si triste. Il me regardait avec une sorte de regard
triste, profond et inexplicable. Je ne l'avais jamais vu comme ça
avant. Il était pourtant heureux avec la musique. Elle semblait être l'expression d'un sentiment qu'il ne pouvait exprimer avec des mots.
D'une manière "inexplicable", la reprise de la mélodie aux flutes à la toute fin traduit et transcrit terriblement bien la sensation décrite ici.
Que représente le son de ce train à la fin ? Une métaphore de l'innocence disparue ? Un suicide, comme aiment penser les fans américains ? Une évocation des trains californiens, que Brian Wilson fréquentait quand il était jeune ? Mon côté admirateur d'art abstrait et de films expérimentaux me fait dire que cela importe peu... Dans tous les cas, cela constitue sans aucun doute une parfaite conclusion à ce si beau récit.
Malgré son échec commercial au moment de la sortie, Pet Sounds est aujourd'hui considéré comme l'un des albums les plus influents de l'histoire de la musique pop et je n'ai pas peur d'affirmer qu'il a complètement changé ma vie. Même si je continue à penser qu'il aurait pu être encore meilleur si l'on y avait inclut Please Let Me Wonder ou In The Back Of My Mind, enregistrés l'année précédente et collant parfaitement au thème de l'album, Pet Sounds reste ce qui se rapproche le plus pour moi de la perfection musicale. Si vous ne l'avez pas encore écouté, je ne peux que vous le recommander.