Tu les connais. Ces artistes pleins de fougue, le cœur gros comme ça, la rage au ventre. Ça te retourne une scène avec trois accords. Ça te torture le cerveau d’un E.P. torché en deux jours dans un studio famélique ou la cave de maman. Tu les as vus grandir, les tournées à rallonge, infatigables messies, convictions inébranlables, amour de l’art et du public. Toi tu as suivi le mouvement, les albums, la consécration…c’étaient tes héros, gamin que tu étais, des héros ordinaires, juste un tout petit peu plus gros que la vie du commun, juste à la limite de l’inaccessible. T’avais les yeux pleins d’étoiles. Gare au fou qui s’aviserait de prononcer une parole infamante – entendu par là, la première nuance raisonnable quand au talent du héros, sa sacro-sainte inspiration – gare à celui qui rirait, qui esquisserait le sourire suffisant « sympa-mais-sans-plus ».
Tout ceci baigné de l’aura brumeuse de l’immortalité, d’une infinie continuité, d’un jour sans fin aux vapeurs opiacées, la plénitude qui jamais ne ploie.
Un jour pourtant, il y a eu comme un frémissement. Tu l’as senti mais tu n’as pas voulu le sentir. Tu ne l’as pas cru car tu ne voulais pas le croire.
Un héros est mort.
Ho ! pas littéralement car il y a dans ta petite cervelle une forme de vie éternelle à travers l’art abandonné au vivant pour ces destins tragiques.
Non, le premier héros est mort en toi, pas brutalement, sournoisement, par petites touches. Une déclaration prétentieuse à l’emporte-pièce, un album en demi-teinte, une ride à la surface du lac. C’est tout le mythe qui s’effrite soudain et entraîne avec lui la cohorte des idoles déchues, tes rêves subitement cloués au sol, si bêtement humains. Coquilles vides, concerts insipides, disques sans saveur se suivent et se ressemblent. « Le rock est mort et vous avec » comme chantait l’autre. Te voilà, pauvre mortel enchaîné à ton quotidien, privé des repères qui guidaient tes songes à la nuit.
Alors viennent Nick Cave et ses Bad Seeds.
Et c’est l’image farfelue d’une lueur d’espoir qui renaît.
Le grand échalas qui psalmodiait sa poésie bâtarde sur un air de post-punk enragé n’est plus depuis longtemps. Mais ne cherche nullement à être, parfaitement conscient qu’il a déjà été, le jeune fou fédérateur qu’il fut quelques décennies auparavant. Nick n’est qu’un put##n d’être humain comme les autres, à la différence qu’il ne s’en cache plus, en fait même une fierté qui transpire de chacun de ses textes, ne propose rien de plus que ses rêves qui ne sont que des rêves, qui donc sont donnés comme tels, qui peuvent l’espace d’une petite heure être les tiens, t’offrir une courte incartade vers ailleurs – et par ailleurs rien d’autre que le monde fantasmagorique d’un de tes semblables – ce n’est rien qu’un beau conte hors du temps, une belle histoire où l’on rit et pleure, où l’humain a voix au chapitre, loin des intouchables fantômes de tes premiers émois.
Push The Sky Away n’est que l’histoire, aussi imaginée qu’autobiographique, d’un conteur inlassable qui vieillit avec fierté, un œil bienveillant sur le passé qui fait grandir, qui déforme l’âme mais la construit, modèle l’homme en tant qu’unique, irremplaçable évolution qui jamais ne cesse, l’autre fixé vers l’avenir qui figure le véritable rêve au sens qu’il est encore à forger, que tout y est encore possible.
Les mauvaises graines évoluent dans la bulle de semi-célébrité qui leur va si bien, à l’abri de la discorde et des mauvais esprits, toujours plus droits dans leurs bottes, d’âge en âge, de modes en modes, au rythme des nouveaux arrangements, plus intimistes que jamais, en quête d’une beauté toute relative, diffuse, celle qui leur va si bien.
S’il fallait établir une ligne directrice à la discographie des Seeds, elle se confondrait à celle de la vie de ses musiciens et de leur leader, des départs et des arrivées, des hauts et des bas, de la conscience en construction et toutes ces choses aussi minuscules qu’essentielles qui font que l’Homme vieillit et change, grandit en lui-même bien après que ses os aient cessé de pousser. Une route chaotique qui ne peut aboutir nulle part. Vaine est la course à la funeste destination et Nick Cave l’a compris de longue date ; tout l’enjeu n’est alors que de saisir cet instant, figer pour un temps l’image d’une pensée fugace, en tirer la quintessence et agrandir la vie.