Avant toute chose, soyez assurés que la lecture intégrale (ou même partielle) de ma critique n'est absolument pas obligatoire. D'autant plus que tout cela est très brouillon.
Je me suis senti obligé de faire quelque chose d'un peu plus pensé que d'habitude, d'une part parce que je vous avance quelque chose de pas forcément évident, et que je dois en conséquent essayer d'être, dans la mesure de mes modestes moyens, à la hauteur, et vous donner autant que possible les « clefs de lecture » dont je dispose pour entrer dans cette pièce ; et d'autre part parce que on est quand même sur une œuvre pour laquelle je ne serais pas loin de vendre mon âme, un quelque chose qui m'est cher comme un membre proche de ma propre famille. Aussi j'avais envie de marquer le coup, et de ne pas « glisser » sur Messiaen.


Le langage de Messiaen.

J'essaye de me mettre à la place de ceux qui n'ont jamais vraiment écouté Messiaen, et qui n'ont que peu l'habitude de la musique classique, surtout de celle du XXe.
Normalement, si vos oreilles fonctionnent bien, vous devez être un brin perturbé. Je pense que cette musique doit vous apparaître comme dissonante souvent. Mais, si vous avez fait l'effort de bien vous imprégner de l’œuvre, vous devez quand même percevoir une certaine logique. C'est dissonant, mais pas comme du dodécaphonisme, ou du sérialisme. En fait, ce n'est pas atonal. Du tout.
Vous avez tous conscience je pense que lorsque l'on trouve quelque chose -nous, occidentaux du XXIe siècle- dissonant, c'est parce que ce n'est pas tonal, ce n'est pas une musique construite sur les gammes et les modes que des siècles de musique nous ont inculqué. A l'inverse, 99% de la musique populaire, de Justin Bieber à Barbara en passant par les Beatles et IAM, est tonale. Comprendre, basée sur des gammes, un système harmonique, qui est en partie celui consolidé par Bach, et qui fera les grandes heures du classicisme, avant que les romantiques ne viennent enlever ça et là de petites pierres au mur bien solide de la tonalité, et que le XXe siècle le fasse voler en éclat à grands coups de massue.
Je ne vais pas vous faire un cours d'histoire de la musique, rassurez-vous, mais c'est important que ce soit clair, pour comprendre un peu le langage de Messiaen.
Messiaen n'est pas atonal, une fois de plus.
Ici un petit exemple de ce qu'est une musique atonale : http://www.youtube.com/watch?v=6pdJRPuoT8g
La différence majeure en fait, c'est que dans cette pièce de Schoenberg/Schönberg, nous n'avons plus de repères.
Chez Messiaen, ces repères existent.
L'idée, c'est que Messiaen a inventé un langage.
Il faudrait rentrer dans des considérations harmoniques assez complexes pour en parler mieux, je ne vais pas le faire ici ça n'aurait que peu de sens.
Ce que j'aimerai faire toucher du doigt, à ceux qui peut-être ne l'aurez pas perçu, c'est que sa musique est soumise à une logique harmonique interne très précise, et que ce qui peut sonner faux ne demande en fait qu'un peu d'habitude pour commencer à se révéler, et à perdre son aspect dissonant.
Essayez d'écouter Boulez pendant des heures, et des heures, et des heures (il en faut beaucoup), à la fin le cerveau enregistrera la logique du sérialisme intégral, sa construction, et vous aurez des repères la dedans : http://www.youtube.com/watch?v=WAH-Hgaz5xg . Si si. Vous n'aurez jamais de repères harmoniques dans l'atonalisme pur schoenbergien (période assez restreinte, comprise entre sa période post-romantique (=>1909) et sa période dodécaphonique (1923)). Ou dans certaines compositions de John Cage ou Morton Feldman, mais c'est encore autre chose.
Messiaen est donc l'instigateur de son propre langage harmonique, sur certaines bases sur lesquelles je vais revenir.


Le langage rythmique.

Compositeur très populaire dans les conservatoires il y a une dizaine d'années, aujourd'hui on n'entend de moins en moins le nom de Messiaen. Je soupçonne les professeurs d'en avoir peur. C'est un univers très complexe sur un plan analytique, et c'est très facile de s'y perdre.
Ce mec était quand même hors du commun. En plus d'être ce compositeur que j'essaye de vous faire découvrir, c'était aussi un professeur extrêmement renommé, qui a eu à peu près tous les plus grands noms de la musique du XXe, je vous renvois sur ce bon vieux wikipedia pour cette question, c'est quand même fou, pire que Nadia Boulanger. Des compositeurs d'ailleurs qui sont allés dans des styles tous plus différents les uns des autres (Boulez, Xenakis, Henry, Stockhausen, Grisey...)
Il faut dire, peu de gens peuvent se vanter d'avoir apporté autant que lui à la musique. Pas « révolutionné », parce que personne à ma connaissance n'a jamais osé prendre sa suite, et composer dans son langage. Il est juste l'auteur d'un apport monstrueux. On parlera des chants d'oiseaux, mais c'est aussi toute sa théorie du rythme. Extrêmement célèbre.
L'orientalisme a toujours été à la mode. Je crois qu'il y a deux écoles majeures. On peut soi faire ce que Steve Reich appelle des « chinoiseries », c'est à dire orchestrer sa musique avec des instruments non-occidentaux, reproduire quelques vagues couleurs et sujets (l'orientalisme très XVIIIe) , soi essayer de rentrer plus profondément dans ces musiques. C'est le cas donc de Reich, par ses théories sur le temps musical, inspirées de l'hindouisme, du bouddhisme. Mais d'une façon tout à fait différente, c'est le cas de Messiaen. Il est allé en Inde, et, le premier, s'est inspiré des tables rythmiques indiennes (très différentes des nôtres), et sans rentrer dans les détails, a écrit toute une partie de sa théorie du rythme (un vrai casse-tête pour les musicologues, il y en a sept volumes) là-dessus.
Pensez-donc : essayez de battre une pulsation, un tempo, sur ses musiques. D'une difficulté extrême, parfois simplement impossible.
Je crois que Messiaen est le premier à s'être rebellé contre ce que Boulez appellera le « temps strié ». Ce temps occidental qui nous paraît naturel (mais pourquoi ? En vertu de quoi serait-il « naturel » ?!), découpé en pulsations, presque imperturbables. Temps que Boulez opposera au « temps lisse », mais c'est trop hors-sujet. La réponse de Messiaen est brutale. Les rythmes hindous, et la naturelle absence de pulsation des chants d'oiseaux par exemple, viennent abolir ce temps strié. Il reprend aussi certaines théories de Bartok, sur le décalage rythmique (porte un nom que j'ai oublié) afin de noyer la pulsation. Car, malgré certaines apparences, afin de pouvoir transmettre sa musique, et en bon théoricien/pédagogue qui se respecte, toute sa musique est scrupuleusement écrite. Intégrée dans des mesures, sur un tempo précis. Semble difficile à concevoir, mais croyez-moi, j'en ai fait les frais.
Tout ça pour dire que rythmiquement, sa musique est un vent de fraîcheur qui souffle sur des siècles d'aigreur, de conformisme, à quelque chose qui n'a pas raison d'être. Il bouscule fabuleusement le carcan alors solide de la pulsation.


Le langage aviaire.

Vous savez, Messiaen c'est ce mec qui battait la campagne, non pas pour enregistrer des mélodies populaires comme Bartok, mais pour relever les chants d'oiseaux. Fasciné par ces chants d'oiseaux, il en a relevé un paquet (voir son magnifique « catalogue d'oiseaux », ou ses « petites esquisses d'oiseaux », un peu plus durs d'accès cependant), et bien sûr, outre le nom du troisième mouvement, c'est extrêmement prégnant dans cette œuvre. Le début du premier mouvement en est un exemple remarquable.
On retrouve donc dans son langage l'omniprésence d'une influence « naturaliste », tout droit sortie de ses nombreuses écoutes des oiseaux. Résultats magnifiques réalisés avec une inventivité et une intelligence louables, on est alors certain que son langage harmonique et surtout mélodique sera affecté par ces nouvelles considérations. C'est un pas de plus qui le poussera vers cette maltraitance chronique de la barre de mesure, le chant des oiseaux n'étant jamais mesuré (heureusement), et caractérisé par une liberté de mouvement toute fraîche dans le monde musicologique.
Harmoniquement aussi, de nouvelles couleurs vont apparaître, qui si elles ne seront pas directement issues de l'observation primaire du langage des oiseaux, vont découler de ses recherches sur cette base.


Le langage visuel.

Ses influences sont donc très nombreuses, on a pas parlé de ce qui, avec les chants d'oiseaux, fait une partie du charme inimitable de ce compositeur. Sa synesthésie.
Atteint -dans un degré qui m'est inconnu- de cette maladie étrange qui lui faisait associer aux sons, aux gammes, des couleurs. Je trouve qu'en dehors de l'aspect surréaliste de la chose, il y a un charme incroyable qui se dégage de cette idée, et que ça se sent beaucoup dans sa musique. On sent des couleurs, non plus seulement des couleurs harmoniques, mais bien des couleurs picturales. Inexplicable.
Toujours est-il que son trouble psychologique a clairement favorisé chez lui la création de nouvelles gammes, pour de nouvelles couleurs.


Sur l'espace sonore.

Un mot sur sa façon incroyable de gérer les espaces. On se croirait chez Varèse, c'est fantastique. Encore une fois, il aura apporté énormément à la notion d'espace sonore. Depuis Strauss et son « Also spracht Zarathoustra » jusqu'au Metastasis de Xenakis en passant par les compositions de Scelsi, on a vu des façons innombrables de gérer ses espaces sonores. Chez Messiaen, c'est spectaculaire. Le son, qui ne me semble pas physiquement inclus dans les dimensions qui nous sont propres, l'est cependant métaphoriquement de façon évidente. Ce qui est variable, c'est l'espace qu'il peut prendre, et la façon qu'il a de le faire.
On arrive sur un sujet délicat, dont je n'ai pas beaucoup l'habitude de traiter d'ailleurs, celui de la représentation par des repères physiques de ce qui est abstrait par essence. Schopenhauer me taperait à coup de bûches sur les doigts, pour tenter de détruire ainsi ce qui fait pour lui toute la supériorité de la musique, mais je prends le risque.
Plus que dans beaucoup d’œuvres, après avoir écouté cette pièce de Messiaen et en lui portant un regard, une vue, d'ensemble ; j'ai l'impression d'avoir tourné autour d'un polygone étrange, aux formes changeantes, bien que relativement angulaires.
J'aime bien penser au deuxième mouvement, « Vocalise, pour l'ange qui annonce la fin du temps ». Sublime pièce, une des plus dures d'accès de toute l’œuvre, mais qui une fois le contact établit prodigue des arômes d'une belle subtilité.
Prenons le début. Dramatique en diable, le piano plaque ses accords avec une grande férocité, et c'est sur ces mouvements telluriques que la clarinette va lancer un appel en une douloureuse vocalise. Très vite rejoint par le violon en doubles cordes qui vient redoubler la violence du cri. L'espace est alors très difficile à cerner. L'anarchisme rythmique apparent des accords du piano créé un climat de déstabilisation, lorsque les deux autres semblent déchirer l'air dans des mouvements mélodiques complexes.
Harmoniquement, encore une fois c'est le piano qui vient tout chambouler par des accords messianesques au possible. Riches, complexes, il y a beaucoup à dire dessus, mais ce serait employer des termes trop techniques.
Une parenthèse : c'est drôle, parce que à première écoute souvent ces accords, ces harmonies, semblent extrêmement dissonants, lorsqu'avec un peu d'habitude il sont d'une subtilité, d'une richesse, et d'une saveur sans égales.
Messiaen rajoute une dimension supplémentaire qui apparaît par l'emploi de la technique des doubles cordes au violon. L'effet est immédiat, c'est un regain de densité phénoménal, d'autant plus en le couplant avec ce phrasé rythmique saillant.
Le travail du timbre prend alors corps dans cette recherche de définition (ou de non-définition) d'un espace sonore. Le violon est joué de façon très raide, très grinçante. On est à l'opposé d'une esthétique italienne.
Finalement, c'est l'effet d'ensemble, d'interaction(s) entre ces instruments, qui participe à la création d'un espace sonore sauvage, indomptable, propre.
Pour essayer de mieux me faire comprendre, celui qui me paraît le plus opposé serait Mozart.
Son espace sonore est très restreint, nettement moins modulable, bien plus sage, et certainement plus caressant.
Autres temps, autres mœurs.
L'on pourrait continuer sur la suite du morceau (je ne parle là que des trente premières secondes, à peine), qui continue à se développer suivant sa logique propre (et qui est tout sauf prévisible), modulant son espace à tout moment.


Sur la formation.

On aura tous remarqué le caractère peu commun de ce quatuor. Loin des standards imposés depuis des siècles (déjà largement chamboulés bien avant les années 40 cela dit), Messiaen associe ici quatre instruments assez disparates. Un bois, la clarinette ; deux cordes frottées, violon et violoncelle, et un corde frappées, le piano. Pourquoi ? La première hypothèse (qui doit avoir sa réponse quelque part, je ne la connais simplement pas) serait bien sûr que sa situation de captif dans les camps allemands ne lui permette pas de créer pour d'autres instruments, en pensant que ce seraient alors les seuls disponibles. En y réfléchissant bien, cette solution semble finalement peu probable, et il y a fort à parier que bien plus d'instruments étaient alors disponibles, et que Messiaen a bel et bien effectué ce choix délibérément. Partant sur cette hypothèse, je trouve admirable ce choix, puis cette maîtrise de timbres si différents.
Quel est le principe fondamental du quatuor à cordes (pour ne citer que le plus grand) et qui assoit sa supériorité sur 99% des autres formations possibles (Désolé Bifibi, le quatuor à cordes, c'est le bien. Et désolé à ceux qui me trouveront un tantinet dictatorial, c'est un avis, le mien, que tout le monde ne partage pas) ?
L'équilibre. L'équilibre des quatuors à cordes est légendaire. Les plus beaux exemples seraient peut-être ceux de Haydn. Mais après, Beethoven saura renouveler la chose en livrant des œuvres plus intérieures, plus complexes aussi. Puis bien entendu, ceux de Bartok qui comptent parmi mes œuvres préférées, grinçantes et craquantes à souhait. Dans tous ces exemples (et dans bien d'autres non cités), l'équilibre est le maître mot.
Messiaen arrive ici à un équilibre incroyable. Avec un matériau des plus casse-gueule, parce que justement peu commun. L'absence de bases, de précédents, contribue à mettre en avant la réussite du compositeur.
Comment s'y prend-il ? Avez-vous remarqué que l'on n'entend jamais les quatre instruments en même temps ? En fonction de ses besoins, Messiaen va associer tel timbre et tel autre, telle attaque avec telle autre, tel caractère avec tel autre. Mais jamais les quatre ensembles (ou à un seul moment, je ne sais plus). Tout est choisi, tout est maîtrisé.
Le saviez-vous ? Avant la période classique, pour faire une douloureuse approximation qui n'a pas de réponse précise bien entendu, les compositeurs sur leurs partitions n'écrivaient pas le nom des instruments en face de chaque portée. Il y avait bien entendu des conventions, mais moins solides que nos chères conventions typographiques d'aujourd'hui. D'où nombre de polémiques, une des plus connues étant la question de savoir pour quel instrument Bach a écrit son clavier bien-tempéré. Clavecin ? Piano-forte ? La recherche du timbre et de l'alchimie fantastique de ses associations ne s'est développée que tardivement, durant le classicisme un peu, mais surtout durant le romantisme (Beethoven se posant encore une fois en grand découvreur), pour se poursuivre jusqu'à aujourd'hui, avec une variable de taille étant l'apparition de l'électronique et de la musique mixte (= possibilité de modifier par ordinateur le timbre d'un instrument).
Messiaen se pose au milieu de cette vaste chronologie, avec ses choses à dire. Pas de révolution tonitruante, mais des apports, des idées, subtiles et riches.
Alors chaque morceau en est un nouvel exemple. Comment qualifier cette association apolloniaque du piano et du violon dans les deux Louanges à Jésus ? Elle retrace tellement le caractère divin, avec tant de grâce...
Le choix de la clarinette pour l'abîme des oiseaux, bien entendu. Messiaen reconnaît instinctivement et empiriquement cette prédestination aujourd'hui évidente d'un vent souple et léger pour la voix d'un oiseau. A ce propos, remarquons et commentons brièvement le choix de Prokofiev dans Pierre et le Loup, qui attribue le chant de l'oiseau à la flûte traversière, et la clarinette au chat. Clarinette au chat, j'aime beaucoup. Tenez : http://www.youtube.com/watch?v=uRS1wmRfCA4. C'est d'ailleurs l'un des thèmes les plus forts. Toute la félinité est retransmise avec ingéniosité, et l'on ne peut s'empêcher de sentir les petits pas rebondissants des pattes du chat, jusque dans le bout de ses coussinets (qu'ils ont forts doux, soit dit en passant). Le traitement mélodique qu'ils en font, très différents l'un de l'autre, justifie parfaitement leurs choix respectifs. En revanche, la flûte traversière me paraît un choix un peu plus faible. Empreint d'une certaine facilité, le timbre légèrement voilé de la clarinette semble plus pertinent pour la subtilité du chant des oiseaux. Même si, encore une fois, le traitement fait beaucoup, et l'on peut faire confiance au génie de Prokofiev pour livrer quelque chose de fantastique. Tenez, pour finir de me justifier, et que l'on ne m'accuse pas de descendre injustement un compositeur que j'admire beaucoup : http://www.youtube.com/watch?v=-O7wX0lXuSE.


Sur le choix de l'interprétation.

De nombreuses interprétations sont disponibles. Pour ma part j'en ai écouté trois attentivement avant de sélectionner celle-ci. Plusieurs raisons.
La première, c'est que ce n'est pas la version à laquelle je suis habitué. J'ai écouté des dizaines et des dizaines de fois une version nettement plus lente, dont les interprètes me sont malheureusement inconnus. En revanche, je n'ai eu à faire que quelques écoutes de celle-ci pour me mettre à la préférer. C'est un signe qui ne trompe pas. L'habitude est une maîtresse très forte, surtout en ce qui concerne la finesse d'une interprétation, alors lorsque l'on change d'opinion aussi rapidement, c'est qu'il y a quelque chose de fort.
Maintenant reste à identifier les raisons. Je suis un grand amateur de l'« exercice » qui consiste à comparer différentes versions d'une même œuvre. D'une part c'est excellent pour l'oreille, un très bon entraînement. D'autre part ça oblige à l'écoute active (celle que j'espère vous avez tous eu cette semaine, sans quoi j'aurais mieux fait de vous proposer du Britney Spears). L'écoute active, c'est l'exact opposé de l'écoute passive (si, si), celle où l'on écoute vaguement, en faisant autre chose ou en pensant à autre chose, sans parler de l'écoute « en musique de fond », qui n'a pas lieu d'être avec la musique classique (à moins de très bien connaître l'oeuvre, quelle qu'elle soit). On écoute alors avec ses oreilles (facile jusque là), avec son corps (on ressent la musique physiquement), et avec son cerveau (on essaye de comprendre ce que les oreilles et le corps nous disent). Ça paraît évident, ça ne l'est pas tellement. Je recommande souvent de fermer les yeux, c'est notoire que la privation d'un sens aiguise les autres, et l'ouïe y est particulièrement sensible. En outre, ça décuple le plaisir, en ce qui me concerne en tout cas.
Bref, la comparaison d'interprétations se prête très bien à ce petit jeu, et comme vous n'avez pas eu à le faire (et que je doute beaucoup que vous soyez assez studieux pour suivre la recommandation de Bifibi, pourtant géniale), voici ce qui est ressorti, en quelques mots.
Mon choix a été déterminé principalement par l'écoute de la « Danse de la fureur pour les sept trompettes ». La différence est incroyable. D'une rare vivacité (presque trop rapide quand même), elle en acquiert un caractère puissant impressionant. Elle ne cède pas pour autant au capharnaüm qui aurait été le résultat d'un amateurisme, et arrive à une précision fantastique. Les legatos se démarquent des attaques comme une nouvelle vie dans la phrase, les intervalles maîtres sont mis en valeur, et jamais le caractère dansant ET furieux n'aura été aussi bien transmis. La synchronisation de chaque partie est proprement affriolante, délirante, les oppositions de nuances entre la première exposition du thème et la seconde est parfaite, chaque instrument a parfaitement sa place, et nous donne le plus bel exemple de cet équilibre parfait dont je parlais plus haut. Ce n'est qu'un exemple, le plus frappant, mais le jeu du clarinettiste sur l'abîme des oiseaux, ou bien sur de Barenboim dans les louanges, ce raffinement si propre à cet interprète, en sont d'autres exemples évidents.
Parlons-en, de Barenboim. J'aime bien ce bonhomme. J'ai lu un de ses livres, « La musique éveille le temps », qui m'avait généralement plu. Et bien que l'on ait des divergences de points de vue évidentes sur certains aspects de la musique (le retour aux instruments anciens notamment, et la politique en musique), il y avait beaucoup à retirer de ce livre. Mais ses écrits mis à part, c'est un interprète de grande qualité, qui se fait remarquer par une certaine subtilité de jeu, et un feeling évident. Je trouve que c'est une alternative décente à Glenn Gould, pour ceux qui comme moi n'aiment pas entendre une vache brouter un air vaguement ressemblant en même temps que la partie de piano sur leur enregistrement. Ceci dit, force est de constater que les interprétations de Glenn Gould sont neuf fois sur dix largement (surnaturellement, osons le dire) supérieures à celles des autres pianistes, même les plus talentueux. C'en est presque vexant. Mais le fait est qu'il ne peut pas se retenir de me pourrir l'écoute en baragouinant son autisme à tous bouts de chant (hoho), et ça m'est proprement insupportable.


Les louanges et The Unanswered Question.

Tout est dans le titre, mais je vais développer un peu plus. Il s'agit ici d'une petite comparaison de mon cru, d'un rapprochement.
Entre, d'une part, les Louanges de Messiaen ici présentes, et d'autre part, cette œuvre de folie qu'est « The Unanswered Question », de Charles Ives : http://www.youtube.com/watch?v=tbArUJBRRJ0
C'est aussi une occasion pour moi de présenter ce que je n'aurai pas pu présenter autrement (problème de format, une œuvre quand même trop courte, 5 à 7 minutes), et pour vous de découvrir quelque chose, sans obligation.
Découverte pour la première fois en cours (Dieu bénisse la fac de musicologie), cette pièce présente ses premières similitudes avec celles de Messiaen par son argument. Comme toujours chez Ives, la pièce est un réel questionnement métaphysique. Des tas d'analyses profondes et pertinentes sont disponibles, contentons-nous de dire qu'elle pose une question, (incarnée bien sur par les interventions de la trompette), une question sans réponse (la phrase finale est identique à la première), une question finalement d'ordre divin, cosmogonique peut-être, qui pose la question de la vie, de la mort. On retrouve en ça déjà un petit air de famille avec les Louanges à Jésus.
Mais plus que ça bien sûr, ce va être la forme de la chose qui va rappeler celle des pièces de Messiaen. L'équivalence est évidente entre les longs aplats de cordes chez Ives et les successions de touches au piano ; et entre le discours du violon et celui de la trompette. Nuançons bien entendu par l'observation d'une structure intérieure très différente, ne serait-ce que par l'organisation interne : dans l'un la trompette vient se superposer à ce « fond », intervenant de façon très humaine, lorsque dans l'autre le piano vient soutenir le violon, et participer à son discours.
Un autre point perturbant, est l'importance donnée à la progression des accords. C'est bien simple, la première fois que j'ai entendu Ives, ce départ en couches superposées de cordes (déjà très inhabituel pour l'époque, on se croirait dans l'après-guerre), m'a transcendé. On ne fait qu'un avec cet accord, cette superposition de notes qui devient un et unique son, et lorsque cet accord change, que certaines voix vont se diriger vers une autre note, on change littéralement avec, occasionnant une quantité de frissons dans tout le corps absolument incroyable. Puis est venue se poser la trompette, totalement bitonale, comme extérieure au monde, et alors la bave a sérieusement dû commencer à me couler des lèvres, tant l'intensité est poignante, mais ça c'est une autre histoire.
Tout ça pour dire que chez Messiaen aussi, chaque accord nouveau du piano provoque chez l'auditeur (attentif) une sensation très étrange, on change de micro-univers à chaque fois, et lorsqu'il y a répétition, on s'enfonce plus profondément. On navigue au gré des accords et de leur succession, et l'on se transforme avec eux à chaque fois. De plus chez Messiaen comme on l'a dit avant, le violon, loin d'être présenté comme extérieur au monde, à la musique, est au contraire partie intégrante, et sa ligne mélodique joue avec la progression harmonique du piano.
Chaque accord est en relation pensée avec le suivante, on est sur un point de vue de composition profondément esthésique, qui se place du point de vue de l'auditeur, de la perception non plus auditive mais mentale, c'est très peu commun, et particulièrement réussi dans les deux cas.


Pourquoi ce choix ?

Mon premier contact (réellement apprécié et dégusté) avec cette œuvre : relever les chants d'oiseaux. Un calvaire, d'une difficulté inouïe (intervalles démesurément grands, pas de repères tonals, imprévisibilité totale de la note suivante...). Mais calvaire qui a eu l'avantage de me faire rencontrer cette fois-ci pour de bon Messiaen. Je veux dire, c'était en L3, il y a maintenant un an, à un ou deux mois près.
Alors bien sûr, j'avais déjà entendu ça avant. Messiaen, quand on se farcit du conservatoire depuis sa plus tendre enfance, on en a mangé à toutes les sauces. Et la plupart du temps, on se demande pourquoi. Je veux dire, gamin, c'est inhumain d'avoir à écouter ça, pourquoi pas du Penderecki tant qu'on y est.
Mais il y a un an j'ai compris que toutes ces années durant, on m'avait préparé à cette rencontre. Une fois on m'a demandé « mais tu ne t'ennuies pas en écoutant de la musique classique ? » Ah, c'est sûr, elle n'était pas du genre à traîner sur SC. Là où je veux en venir, c'est que la musique classique (et je parle en général), pour l'apprécier réellement, il faut en avoir écouté depuis longtemps, de temps en temps. L'oreille n'est qu'une vaste supercherie, elle s'adapte à ce qu'on lui donne, dans une certaine mesure.
Messiaen, c'est pareil.
Alors pourquoi je vous donne ça ? Je me sens un petit peu le père Noël, c'est drôle. Je vous offre un univers, un monde nouveau, d'une richesse incroyable. Aussi plus les jours passent et plus j'ai la désagréable impression d'avoir donné de la confiture aux cochons (désolé), quelque chose qui a toutes les chances de n'être pas apprécié à sa juste valeur (je vous vois venir à me noter ça après une ou deux écoutes), mais tant pis, diantre, il le fallait. Je me dis que vous l'aurez dans l'oreille, que je vous offre un premier contact, et que si les chances que ce soit le bon ne sont pas très grandes (encore que, vous n'êtes plus des enfants maintenant), c'est un atout énorme pour un second, et d'autres, dans quelques mois, quelques années.
Vous n'avez pas aimé ? Ne le jetez pas, au contraire. Gardez le, revenez-y de temps en temps, soyez curieux, ayez envie.



Pour aller plus loin :

Les Petites Esquisses d'Oiseaux (vous trouverez le rouge-gorge, le merle, l'alouette...)
La Turangalîla-symphonie (magnifique, qui vous donnera l'occasion de vous familiariser avec les Ondes Marthenot)
Leçons de solfège. Si on apprenait encore la musique avec des oeuvres d'une telle beauté... Du coup c'est beaucoup plus facile d'accès.
Adobtard
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le 6 mars 2013

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