Souvent considéré (à raison) comme étant l'une des partitions les plus accessibles de Messiaen, ce "Quatuor pour la fin du temps" est aussi, selon moi, une de ses plus tendues, emplies de douleur, captivantes. On est ici loin du schéma classique du quatuor à cordes : piano, violon, clarinette et violoncelle ne semblent pas vraiment jouer, et l'on ne peut pas même dire qu'ils chantent : ils parlent. Le talent de Messiaen est ici de rendre chacun des instruments, ayant leurs expressions propres, si distincts les uns des autres qu'ils semblent combattre, se répondre.

Au final, la diversité des couleurs et des textures, la profondeur de l'oeuvre dépassent un grand nombre de travaux pour plus vaste effectif. Les mélodies sont dissonnantes, déroutantes, loin d'être toujours évidentes et les rythmes sur lesquelles elles se tendent d'une audace folle. Coups brutaux, silences qui n'en finissent jamais, lenteurs élastiques : les instruments se toisent comme des animaux sauvages, parfois s'ignorant les uns les autres. Messiaen joue sur ces rencontres : il y a dans les huits parties composant l'oeuvre pas seulement des quatuors, mais des trios, des duos... sans oublier le fascinant "abîme des oiseaux" en solo de clarinette : l'instrument s'y épanouit comme rarement, débute dans l'obscurité du silence, se lève en tension sourde, puis chante... Difficile de ne pas être ébahi par la pureté de la note qui se déploie, son épaisseur, sa finesse, dans une beauté toute féminine exprimée dans la douleur.

Tout le long de ce travail le piano nous paraîtra éclats de verre, le violoncelle rumeur confiante sachant faire place, la clarinette et le violon Romus et Rémulus enfants, courant et criant dans les ronds paysages du Latium. Dans la "Louange à l'éternité de Jésus", duo pour piano et violon, le premier accorde de façon pendulaire, là où le deuxième lentement se plaint, étirant sa note jusqu'à son extrêmité avant de chercher au fond de ses ressources la suivante, toujours la suivante, au choix morne, inquiétante, mélancolique ou bêtement touchante. Messiaen sculpte la stase, la détruit, la ravage par des accès cacophoniques, manipule les couleurs zinzolines des cieux par son piano d'eau et de cristal. Ces huit pièces stupéfiantes sont des invitations à aller toujours plus dans le dit des choses, des rondeurs d'archet, des éclats saillants d'une clarinette métamorphe, parfois douce, parfois rageuse.

Des mélodies brisées ne cessant de surprendre à cette "Danse de la fureur" sur un fil et épuisante... Dans ces cinquante et quelques minutes se dévoile tout l'art d'un des compositeurs culminants du XXe siècle. Ce Quatuor pour la fin du temps cherche à oublier les lois physiques, elle souhaite annihiler la matière et le prévisible du temps. Elle cherche à s'éloigner de toute astreinte... Une oeuvre épargnée par la lumière et la santé, mais une oeuvre qui s'octroie un privilège trop souvent ignoré en musique : la liberté.
BiFiBi
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le 12 mars 2013

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