Red
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Red

Album de King Crimson (1974)

Evoluer avec le temps : le cas King Crimson.

Red est l'un de mes albums de rock progressif favoris. Sincèrement, en termes de travail musical tant que technique, je trouve le rendu extrêmement puissant, aux portes d'un prog-metal dont Tool se fera le successeur. Et pourtant, ce succès de niche absolu ne parviendra pas à sauver King Crimson, disparu la même année 1974. Mais pourquoi donc ? La réponse vient de Robert Fripp lui-même, génie sociopathe du groupe, guitariste expérimentateur fou, esprit visionnaire surtout : il avait expliqué dans certaines interviews que le groupe de 1974, composé de lui-même, John Wetton (chant et basse) et Bill Bruford (batterie), n'avait plus grand chose à donner. En fait, le rock progressif dans son ensemble semblait patiner : après Close to the Edge (1972) Tubular Bells (1973) et Dark Side of the Moon (1973), le genre semblait avoir atteint ses capacités maximales d'expérimentation. Et pour King Crimson, l'expérimentation, ça connait ; c'est à peine si on pourrait pas considérer le groupe comme un groupe d'avant-garde du progressif, c'est dire. Et quand quelqu'un d'aussi expérimentatif que Robert Fripp dit que le prog ne peut plus avancer, c'est qu'il y a un problème. Quand on y pense, les grands albums des années qui suivent (The Lamb Lies on Broadway, 2112) tiennent leur succès de leur concept, non de leur genre; et encore, il restait quelque temps avant que ces foutus anar de punks ne simplifient tout ça. Prophétique, le Fripp ?


Retour à l'album. Il contient 5 titres, qui ne sont plus réalisés à partir d'improvisations live comme son prédécesseur, Starless and Bible Black, mais qui sont des véritables travaux de studio. Red pour commencer : écoutez ça. Maintenant regardez la date : 1974. On est franchement entré dans le domaine du metal progressif à la manière de Tool (qui n'a jamais caché son influence Crimsonienne), dans une instrumentale, lourde et noire comme du goudron, où la guitare se ressent sous tous ses aspects. Mention spéciale tout de même à la batterie de Bruford, particulièrement énergique ici. Fallen Angel ensuite, qui fut mon coup de coeur : un texte lyrique et clair, où l'on poursuit deux "frères motards" de New York, dont le narrateur qui voit son "frère" tué par un coup de couteau, effondré sur le sol (dont le titre "Fallen Angel", assez suggestif). On alterne ainsi couplet calme avec hautbois puis avalanche de riffs en mineure dans le refrain. Par ailleurs, le riff de guitare de Fripp précédant puis surplombant ce refrain est à ce point classe et moderne qu'on peut se demander comment il a été écrit au beau milieu des années 1970. One More Red Nightmare, quant à lui, semble reprendre le pattern de Red, avec du chant cette fois, décrivant les cauchemars si réalistes de John Wetton. Encore une fois, touché au coeur. C'est lourd sans dégouliner de lourdeur, si vous voulez, ce qui peut parfois le rendre plus heavy que la plupart des groupes de heavy-metal de son époque.


En avant pour la Face B ? Allez, c'est parti. Mais je tiens à vous dire une chose : je ne suis pas un fan de Providence, le premier titre du morceau ; en réalité, je n'ai jamais été ultra-fan des improvisations de King Crimson si longues qu'ils ont décidé d'en faire des titres entiers dans leurs albums, comme dans Starless and Bible Black qui en abonde. C'est angoissant, apeurant, oppressant, comme si cela provenait d'un film d'horreur (je me demande comment un de ces titres du Roi Ecarlate n'a pas encore été pris dans la soundtrack de ce genre de film, en dehors du plagiat honteux de Larks Tongue in Aspic Part II par Pierre Bachelet pour en faire un titre du film Emmanuelle ; heureusement que Fripp a porté plainte en '74). Mais, vous le devinez bien, j'aimerais porter l'attention sur un titre.


Starless


Quoi dire de plus ? 12 minutes de puissance brute. Les quatre première minutes sont gérées d'une main de maître, dans une ambiance dépressive, triste, le saxophone (on me dit dans l'oreillette qu'il y en avait en fait eu plusieurs), le Mellotron ainsi que le riff de Fripp étant en grande partie les raisons. Et puis, après les quatre premières minutes de cette partie qu'on pourrait considérer comme classique, le groupe entame une partie que j'appellerais forte et lourde. Pas oppressante comme dans Providence, où alors génialement oppressante ; la basse jouant un riff quasiment dissonant et Fripp jouant les hautes notes pendant les quatre minutes qui suivent, avant que, au milieu de cette partie, la batterie toujours au point de Bill Bruford ne vienne appuyer cette dissonance par une partie de batterie syncopée, difficile à suivre de plus en raison du temps particulier de la partie : en 13/4. Et puis, à partir de la huitième minute, le riff en question s'alourdit comme un poids de plus en plus incommensurable. Soudain, un break. Serait-ce la fin ? Non, le riff ascendant de la guitare de Fripp nous fait penser le contraire. Soudainement le groupe implose dans une détonation de sons, basse galopante, saxophone fou, guitare en arrière plan, batterie hors du commun (on est toujours en 13/4). Nouveau break surprenant, reprenant le thème de la première partie calme du début, avant que soudainement la brillante cacophonie ne reprenne. Puis, onzième minute, le groupe entame une nouvelle fois le thème de départ, saxophone, basse, batterie en appui, Mellotron en embuscade. Le son se fit pourtant plus lourd, bien plus lourd qu'au départ, faisant du début un coda plus puissant et triste encore de ce qu'on en avait entendu. Fin.


Qu'en dire ? Je n'ai pas cessé de le dire ici, dans cette critique, mais King Crimson est un groupe qui ne peut pas exister en restant sur ses bases. Le fait que Fripp ait toujours renouvelé son personnel entre chaque album le montre assez bien : il ne recherche pas l'alchimie entre membres imperturbables, alchimie en laquelle il doit probablement ne pas croire, mais une nouvelle manière de créer, de comment la créer et de quoi créer. Après In the Court of the Crimson King (1969), le groupe avait enchaîné avec In the Wake of Poseidon (1970); qu'on avait sûrement critiqué comme trop proche du premier opus. Jamais Fripp, au moins dans la période classique de King Crimson (1969 - 1974) ne sembla faire la même erreur : chaque album après ça fut radicalement différent de son opus précédent, voire un peu trop pour des fans qui voulaient de la constance dans l'écriture et le line-up, probablement aussi pour avoir des rockstars à vénérer. Or, mis à part Fripp (qui n'a pas vraiment la carrure d'une rock-star, il faut l'admettre), aucun membre n'était constant, et telle était la musique de King Crimson, fuyante, jamais convenue, toujours à la recherche de quelque chose d'autre. Red est finalement la pierre angulaire de tout ce que je dis : car, une fois qu'on s'est aventuré dans tous les sous-genres du prog présents au début de ces années 1970, que faire ? Revenir aux sources, refaire un In the Court of the Crimson King ? Ce serait se répéter, voire pire : régresser. Red est finalement l'album de la satisfaction pour Fripp : il a écumé tous les genres qu'il voulait, les a "crimsonisé" et a utilisé la plupart des meilleurs membres du genre progressif pour se faire aider. Quel est l'intérêt alors de continuer, puisque les innovations techniques, à présent moins fréquentes, ont ouvert moins d'espace libre qu'elles n'en ouvraient quelques années plus tôt ? Red, finalement, signe non seulement la fin de l'incarnation classique de King Crimson, mais aussi le crépuscule d'un genre, à son apogée mais voué à une lente agonie dont on ne voit que le début. Mais un tel album, si sanguin et puissant, vaut bien une lente agonie, après tout.

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le 7 mai 2020

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