Red
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Red

Album de King Crimson (1974)

Rouge, couleur frappante et passionnelle s’il en est, mais qui n’habille que lettres discrètes qui figurent sur la pochette de l’album. Parce qu’ici, c’est la noir qui domine, l’ombre qui prend le pas sur la lumière. Cette haine dans le regard de Robert Fripp incarne bien mieux les ténèbres que les flammes, et Red de King Crimson est un océan de mazout qui s’imprègne dans nos poumons pour ne plus jamais en sortir.

John Wetton sourit, Bill Bruford fait la gueule, et Robert Fripp dévore l’âme du photographe. Cette pochette, pourtant simple assemblage de trois portraits individuels des musiciens, figure parmi mes préférées, je trouve qu’elle dégage quelque chose d’incroyable, juste dans les regards et attitudes des trois larrons.

Et c’est à travers tout l’album qu’on visualise ces trois regards : cette haine de Fripp à travers les riffs de guitare abrasifs, fielleux, désabusés, le sourire de Wetton à travers sa voix chaleureuse, sorte de comparse humain de l’auditeur qui essaye de respirer dans le mazout, et enfin l’absence d’émotion de Bruford dans la froideur du son, le vide émotionnel de quelqu’un qui vous regarde mourir.

Red ouvre le bal avec son riff dantesque soutenu par la section rythmique du même acabit. L’atmosphère est très sombre, les paroles sont absentes : le ton est donné, ce n’est pas un album qui va vous caresser dans le sens du poil.

Wetton se fait ensuite entendre dans Fallen Angel, qui apporte une mélancolie et donc de l’humanité à l’œuvre. La fin est plutôt poignante, avec ces motifs de guitare qui accompagnent le fondu, où le bassiste s’époumone de désespoir. À noter aussi la présence des cuivres, chers à King Crimson et permettant de fortifier leur identité.

La plus accessible One More Red Nightmare se la joue limite pop, avec des percussions qui font l’effet de claquements de mains joviaux, mais c’est pour mieux être détruit après par la partie instrumentale délicieusement glauque, où la basse de Wetton se taille la part du lion.

Providence, c’est du prog pur. Il se passe des trucs, on entend des choses, il n’y a pas de signature rythmique (enfin peut-être que si, mais, vraiment peu conventionnelle alors), la batterie de Bruford apparaît quand elle en a envie, on entend du violon, puis plus rien, puis encore du violon, et puis ça s’achève. Dans la lignée de Moonchild (en mieux) ou Devil’s Triangle, un morceau bizarre mais qui accorche, captive par son innovation. J’aime le prog, donc je prends avec joie, mais essayez de faire écouter ça à un habitué de Fun Radio et contemplez sa réaction !

Puis vient le chef-d’œuvre absolu, le diamant noir : Starless. Ce monstre surpuissant, à l’instar du Diable de Dante, possède trois parties. La première est une magnifique ballade mélancolique, où les claviers et les cuivres redoublent de beauté triste pour donner à l’ensemble une ambiance de résignation et de détresse, un ciel noir sans étoile nous hâpant dans la misère sentimentale, la mort de l’âme. Wetton et sa voix de coton sont la seule part d’humanité restante. Puis elle s’éteint, et plus aucun espoir ne subsiste.
La haine, seule, s’exprime. Ce passage central, je ne saurais comment le décrire, mais ces quatre minutes d’art déclenchent en moi une émotion esthétique monumentale. La guitare, aiguë, lancinante, dévore les dernières particules d’humanité, allant crescendo dans la consummation de l’âme jusqu’à atteindre une intensité apocalyptique. La batterie explose dans tous les sens, symbole d’une bestalité qui prend le dessus, d’une force brute qui ravage toute présence matérielle, obéissant à la volonté corrompue par les ténèbres. Imperturbable, proportionnelle au degré de malveillance, la basse regarde ce désastre humain. John Wetton sourit, Bill Buford fait la gueule, Robert Fripp dévore notre âme. La haine tangible sur la pochette nous parait soudainement, et le mazout ne nous quittera plus jamais.
Puis vient la troisième partie, explosion musicale incroyable, où les cuivres apportent un peu de relâchement au passage purement infernal à peine achevé. La basse vrombit à toute vitesse, la guitare, déchaînée, reprend son motif à toute vitesse et la batterie supporte toute cette grandeur, jusqu’à libération finale avec cette reprise du motif de la ballade.
Absolument grandiose, monumental, ineffable. Catalyseur de haine absent de toute brutalité stérile et dispensable.

Starless à lui tout seul justifie l’écoute de l’album, j’aimerais pouvoir ressentir ce qui m’a traversé quand je l’ai entendu pour la première fois !
Les quatre autres morceaux valent largement le coup, même si, forcément, il est dur d’exister face au vorace trou noir nommé Starless.
Gigantesque.

Ubuesque_jarapaf
10

Créée

le 4 déc. 2023

Critique lue 10 fois

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