Entre les royaumes des vivants et des morts
Il ne faut pas céder aux sirènes du révisionnisme qui entament leur chant langoureux autour d'Arcade Fire. La sortie de Funeral fut un événement sans équivalent dans l'univers musical des années 2000. Pile au milieu de la décennie, l'impact du premier album du groupe canadien dépassa largement le petit monde du rock indépendant. Cela faisait bien longtemps qu'un disque de ce genre n'avait pas touché autant d'auditeurs, en dépassant le cercle des initiés pour faire vibrer, peu à peu, un public de plus en plus vaste. En un instant, Arcade Fire était passé de l'anonymat à un statut de porte-flambeau d'une génération. Je les qualifiais alors de nouveau U2 et je ne me trompais pas. Ce mélange d'intime et d'hymnes pour les stades, cette fièvre et cette évidence, ces envies d'expérimenter qui se heurte à l'orthodoxie des fans, tout ce qui faisait la grandeur du groupe de Bono et The Edge dans les années 80 et 90. Avec Reflektor, leur quatrième album et de loin le plus ambitieux, Arcade Fire est même allé débaucher son propre Brian Eno pour la production, en la personne de James Murphy, plus connu comme démiurge de LCD Soundsystem. Une manière de prouver que rien ne peut arrêter l'évolution du groupe.
Il est bien difficile d'assurer la succession d'un disque tel que Funeral. Arcade Fire s'en est plutôt bien tiré avec le ténébreux et puissant Neon Bible ainsi qu'avec le monolithique mais populaire The Suburbs. Sur ce dernier disque, on sentait le groupe tiraillé entre les vieux réflexes et un désir de briser ses entraves. C'est avec l'avant-dernier morceau, et évident sommet, Sprawl II, que la solution fut trouvée. En assumant l'aspect dansant, présent depuis les débuts, en ruant dans les codes d'un rock un peu poussiéreux, Win Butler et sa bande s'ouvraient les voies d'une résurrection.
Dès les premières minutes de Reflektor, on comprend que l'association entre James Murphy et Arcade Fire va accoucher du grand disque de disco-rock que l'époque attendait. Tout est là, le rythme, les petites fioritures, la durée, l'intensité et même... David Bowie. Libre de tout obstacle, la musique s'épanouit sur le grand espace d'un double album, logiquement hanté par la mort. Avec comme appuis classique le mythe d'Orphée et Eurydice, Reflektor est scandé par des imprécations lancées vers les Cieux et les Enfers. On danse pour oublier sa propre fin et c'est aussi sans surprise qu'on découvre que le visuel associé à la musique est emprunté à Orfeu Negro de Marcel Camus. Les images du chef-d’œuvre semblant avoir directement inspiré certaines chansons, comme le point d'orgue Here Comes The Night Time.
C'est un album passionnant, qui se dévoile un peu plus à chaque écoute. Ici la ligne de basse de Billie Jean (We Exist), puis un son « dub » tout droit sorti de Sandinista! de The Clash (Flashbub Light), là du « glam » frappadingue et entêtant (Joan of Arc), ailleurs du rock de danse terriblement dense (Normal Person) et même du rockabilly (You Already Know). Le second disque est encore plus remarquable. Grâce, en particulier, à Awful Sound, qui commence comme une balade électronique tourmentée avant d'exploser en un hymne à reprendre en chœur, à la manière de Hey Jude des Beatles, dont les six minutes s'achèvent bien trop vite. Tout aussi grandioses, It's Never Over (et son groove implacable) et Afterlife (et ses paroles déchirantes) reprennent la ferveur qui animait Funeral pour la propulser vers de nouvelles sphères. En contrepoint, Porno et Supersymmetry sont comme des pauses au sein de cette frénésie. Restent aussi une coda ambient et un morceau caché en forme de collage d'atmosphères des différents moments clefs de l'album.
C'est donc un disque rempli jusqu'à raz-bord que nous offre le groupe. Impossible de l'appréhender et de le juger à sa juste valeur en l'espace de quelques écoutes, le prétendre serait faire bien peu de cas à la fois du travail des artistes que celui du métier de critique. Certains s'y sont risqués et pourraient bien être passés à côté d'une œuvre immense. On les laisse se débattre dans les années à venir avec leurs propos empressés. Ce n'est pas en une semaine, ni même en un mois, qu'on aura fait le tour de Reflektor, comme c'était aussi le cas avec Shaking The Habitual en début d'année. Il faut au contraire saluer l'ambition et, à mes oreilles, la réussite un peu intimidante de ces manifestes. Pour Arcade Fire, c'est en tout cas la suite logique de Funeral et leur création la plus enthousiasmante et accrocheuse depuis ces débuts inégalables.