Here Comes the Night Time, ou Eloge de l'audace.
Difficile, voire impossible de faire court sur ce nouvel album.
Replaçons d'abord le contexte : depuis "Funeral", chef d'oeuvre (ba)rock innatendu d'une rare puissance, Arcade Fire n'a cessé de poursuivre sa route intégrant à son rock post-symphonique des influences trés variés, du jazz au classique en passant par le blues ou encore la pop, bien sûr. En l'espace de moins de dix ans, trois opus se succédent ("Funeral" donc, puis "Neon Bible" & "The Suburbs"), hissant le groupe au rang de formation indie la plus appréciée, excitante et surveillée de la planéte ("le meilleur groupe du monde" dixit David Bowie himself, qui d'ailleurs pose sa voix en toute discrétion sur les choeurs du premier titre de cette nouvelle livraison).
Et si l'ombre des concept-albums et des fils conducteurs thématiques hantent toute l'oeuvre du groupe, personne ne pouvait prévoir un tel virage, une telle rupture, une telle cohérence d'ensemble aussi. Car rien ne nous avait préparé à cela, cette OVNI musical à part entière qu'est le double album "Reflektor".
Après 3 ans d'absence, durant lesquels la bande à écumée les scénes et les festivals les plus prestigieux, voici donc le groupe revenus de multiples voyages (Haïti principalement) et armés d'un nouveau co-producteur (James Murphy, ex-leader de LCD SoundSystem). Et là, surprise général : en adoptant un concept schizophrénique (le groupe paralléle "The Reflektors", servant de passerelle à ce virage détonnant, gravitant autour du mythe d'Orphée et d'Eurydice), Arcade Fire livre un album dansant, toujours fidéle à son rock originel mais cette fois-ci imprégné d'influences aussi fascinantes (musique haïtienne et jamaïquenne, afro-beat) que douteuses (disco et new-wave en tête). Le groupe à donc choisit de surfer, rien qu'un peu, sur ce pseudo-revival eighties qui souffle actuellement sur les productions rock ou électro, comme les Daft Punk et leur trés inégal "Random Access Memories".
Rien d'évident à la première écoute, si ce n'est des rythmes entraînants et des relents musicaux pas toujours fameux se transformant comme par magie en joyaux musicaux, inexplicablement, par des artifices dont eux seuls semblent détenir le secret. C'est donc aprés une bonne dizaine d'écoute attentive que j'écris cette critique. Et d'emblée, cette album restera pour moi le plus marquant de l'année 2013, pourtant assez riche en nouvelles découvertes et en productions de groupes au talent déjà confirmé.
Pourquoi ? Car la prise de risque de Reflektor est d'une rare audace. D'autant plus qu'ils s'en sortent comme des rois. Toujours sur le fil du rasoir, jonglant dangeureusement avec le pire comme le meilleurs, en brassant des sonorités et des influences aux origines parfois désastreuses, la prouesse tient de la capacité d'Arcade Fire à avoir su tirer les meilleurs éléments pour en tirer une musique d'une rare perfection, à trés peu de choses prés.
Le tubesque "Reflektor" et ses 7 minutes au compteur (durée récurrente sur le disque, refusant de se plier à une durée générale des titres en dessous des 4 minutes à quelques exceptions prés, un choix artistique tout à fait louable et cohérent) ouvre ce disque avec brio, si toutefois on accepte plusieurs écoutes évidemment, afin que ce titre sonne efficacement avec une rare évidence. Une sorte de porte d'accés vers l'univers si particuliers du disque, contenant tout les éléments caractéristiques pour la suite : gimmicks et riffs obsédants, rythmiques complexes et soutenues, structures modulables, paroles métaphorique au phrasé calculé et lyrique, mixage millimétré, cohérence remarquable. L'album est donc complexe, occilant entre mille et une ambiances. Dansante, groovy à souhait et héroïque ("We Exist") ou étrange et grand guignolesque ("Flashbulb Eyes", "You Already Know") n'hésitant pas à pousser les effets jusqu'à l'excés, à la limite du grotesque, pour produire une musique étonnante, légére et pesante à la fois, en un mot : carnavalesque.
Car c'est le leit-motiv qui guide ici l'auditeur au fil du disque : la fête, la joie, la démesure, l'excés, puis le doute, le regret, la tristesse. L'ombre de la vie et la mort, qui plane au dessus de cette orgie musicale euphorique et désabusée. C'est d'ailleurs sur cette euphorie que le crépusculaire "Here Comes the Night Time" débute, pour laisser place à une langoureuse légereté, presque enfantine, en parfaite opposition avec sa suite suite mélancolique ("Here Comes the Night Time II") grave et solennel.
Si l'on commence à sentir que le groupe a troqué ses guitares et ses cordes contre des synthés, Arcade Fire nous rappellent qu'ils sont avant tout un groupe électrique, et qui ose la caricature pour être efficace. Ainsi est "Normal Person", sorte de blues/grunge fêtard mémorable, ou "Joan of Arc", morceau épique qui trompe en permanence le spectateur, dans sa rythmique, ses harmonies et sa structure. Tout comme le diptyque "Awful Sound (Oh Eurydice)" / "It's Never Over (Hey Orpheus)", planant et éloquent, deux morceaux qui semblent redéfinir les origines pop d'Arcade Fire, avec un hommage en demi-teinte aux Beatles, à New Order ou encore aux Talking Heads. Les harmonies parfois exotiques déroutent, perturbent, mais sonnent si bien ... tout comme le trés new-wave "Porno", titre coloré, et pourtant si menaçant. Daté, et pourtant si moderne. Un des morceaux les plus accessibles de l'album, et peut-être même d'Arcade Fire, bien sûr complexe sous son apparente simplicité, comme l'hymme (déjà culte) "Afterlife", clôturant l'album avant l'ultime morceau, mutant et hautement mystique ("Supersymmetry") au final virant à l'expérimentation pure.
Moins subtil que les précédents (encore que), mais surtout nettement différent, cet album demeure être une réussite à tout point de vue. Arcade Fire nous démontrent ici, tels des alchimistes des temps modernes, qu'il est possible de transformer le plomb en or, ou plutôt le "pire" de la musique en meilleurs. Ainsi, en un clin d'oeil, l'espoir prend le pas sur la mélancolie, la joie sur la tristesse, la confiance sur la peur.
"Entre la vie et l'aurore, le royaume des vivants et des morts" : tout est là. Car si la première partie (le premier disque en somme) respire la fête et la vie, la seconde (et second disque) émet un souffle mortuaire et un porte en elle un arrière goût de lendemains de fête difficiles. Tout ceci à une première lecture bien entendue, dénuée de la dimension philosophique et universelle de l'étrange poèsie inhérente au groupe qui se dégage de façon exponentiel au fil des écoutes. Dans ces deux parties, mais aussi dans chaque chanson, chaque couplet, chaque phrase, il y a cette dualité, cette équilibre fascinant. Un équilibre entre rock et électronique, percussions et boites à rythmes, guitares et synthé, profusion d'effets et sonorités acoustique, Orphée et Euridyce, Arcade Fire et The Reflektors, ce disque et les autres.
Un disque qui inspire de grandes envolées de superlatifs, à la limite de la dithyrambe. Alors calmons-nous : cet album aura, tôt ou tard, et s'il ne l'a pas déjà, sa place parmis les classiques de l'année, voire de la décennie. Un disque d'Arcade Fire, en somme.
Soit un grand disque, immense, monumental, grandiose, le genre d'objet qui rend accro pour la vie, entêtant, osé, surprenant, déstabilisant, curieux, précieux, en un mot : Magique.