S.C.I.E.N.C.E. par Benoit Baylé
Fungus Amongus. Le nom du premier album d’Incubus, paru en 1995 sur le label indépendant « Stopuglynailfungus Music On Chillum », tiré d’un champignon hallucinogène, illustre bien les préoccupations frivoles auxquelles s’adonnaient les membres du groupe californien à l’époque. Malgré une orientation artistique intéressante, ce premier LP n’apporte rien au genre déjà dominé par Faith No More et Primus malgré quelques exubérances nouvelles, parmi lesquelles « Sink Beneath The Line » et « Psychopsylocybin », qui exposent prématurément l’intérêt que peuvent porter Brandon Boyd, Mike Einziger, Dirk Lance et Jose Pasillas à la musique Funk. La production y est minable et phagocyte la bonne écoute de ces deux titres pourtant enjoués et prometteurs, à l’image de la jeunesse étonnante des membres du groupe (19 ans environ). L’enregistrement en 1997 de l’EP Enjoy Incubus corrige ces erreurs de production et possède en son sein le réenregistrement de cinq des titres de Fungus Amongus, en plus de deux inédits. Galvanisé par l’arrivée d’un DJ, DJ Lyfe, le groupe dévoile une musicalité plus affirmée, appuyée par une production et des arrangements plus adultes.
Cette direction plus maîtrisée et professionnelle sera gardée pour S.C.I.E.N.C.E, paru la même année, mais n’éloigne pas Incubus de ses occupations et envies primaires que sont toujours la drogue, le sexe, la fête et le rock. Les sujets abordés sont certes élémentaires mais leur traitement diffère : les textes sont caustiques, crus, presque vulgaires. Cet aspect grivois s’est même vu récompensé par l’apposition du logo « Parental Advisory » pour Enjoy Yourself, mais n’est ironiquement pas jugé inapproprié sur S.C.I.E.N.C.E. Ce, malgré l’évocation d’un retour de soirée sous narcotiques (« Deep Inside »), l’incitation à la consommation d’alcool (« Glass ») et l’emploi de mots censurés outre-Atlantique (« Idiot Box »)… La RIAA n’aurait pas jugé la musique de S.C.I.E.N.C.E trop violente pour ses jeunes américains ? Visiblement, malgré la cohérence générale entre création musicale et impact parolier se dégageant de l’album. Soit beaucoup de violence dans les deux exercices.
Les paroles délirantes, tantôt engagées, par exemple contre la boîte à idiots, la télévision (« Idiot Box »), tantôt pessimistes comme dans l’exercice d’anticipation « New Skin », tantôt provocatrices (« Favorite Things » : « The things that make you mad are my favorite things »), participent à la création d’une ambiance de science-fiction malfaisante et venimeuse. Les instrumentations malsaines renforcent ce côté futuriste à travers un funk-metal de très haute volée aidé des scratchs malicieux de Dj Lyfe, figure trop peu abordée lorsqu’il s’agit d’Incubus, oublié au profit de DJ Killmore apparu dès le départ du premier à la sortie de S.C.I.E.N.C.E. Red Hot Chili Peppers, Faith No More, Primus sont les influences les plus flagrantes de l’album, mais il serait réducteur de le limiter à un simple assemblage d’ingrédients déjà périmés. En rendant le propos musical et parolier plus orageux tout en extrayant de cette irascibilité un cynisme drolatique, Incubus use de ses influences pour les révolutionner. Les autres sont désormais ringards, et le resteront pour la plupart, d’ailleurs…
Le probable principal facteur de cette réussite musicale réside dans la science du groove exceptionnelle de chacun des membres du groupe. Viscéral, agressif, frénétique, unique et inexplicable, ce groove métallisé se retrouvera d’ailleurs plus tard dans quelques chansons de System Of A Down (« Violent Pornography » par exemple). Les guitares sont saturées à l’extrême, les basses sautillent, dangereusement incontrôlables, la batterie suit le mouvement en abusant des cymbales, histoire de rendre l’auditeur encore plus fou. Voilà ce qu’est cet album. Un refuge pour dégénérés, une planque pour déséquilibrés de l’audition, un asile de mélomanes. Le pari de placer une balade funky typiquement californienne au sein de cet album (« Summer Romance (anti-gravity love song) ») est assez représentatif de l’état d’esprit complètement barré du groupe à cette époque. Pourtant, tout marche, et à merveille. En particulier ces lignes de basse, devenues depuis légendaires pour tous les apprentis de la quatre cordes, qui s’y frottent et s’y piquent longuement, tant leur complexité dépasse de loin celle d'usage dans le genre (« A Certain Shade Of Green »). Dirk Lance est à l’époque un des bassistes les plus prometteurs de sa génération. Son départ du groupe quatre ans plus tard entraînera malheureusement sa quasi disparition du monde musical, pour le plus grand malheur des mélomanes. Reste son œuvre, son expérience, ce S.C.I.E.N.C.E, une des plus grandes réussites des années 90.