Screamadelica
7.4
Screamadelica

Album de Primal Scream (1991)

Lecteur, as-tu déjà essayé certaines poudres magiques, ou quelques buvards mystérieux, ou même quelques cachets rigolos qui rendent le monde beau et différent pour quelques heures ?


Si tu as déjà écouté Screamadelica, on peut dire que oui, ou du moins que tu sais à quoi t'attendre si un jour tu sautes le pas. Je n'écoute ce disque que depuis un an, mais c'est devenu un de mes albums préférés en toutes circonstances. Je n'ai à ce jour pas écouté d'autre album du groupe tant celui-ci m'obsède. La tradition musicale de l'album-trip psychotrope ne date pas d'hier, et certains albums célèbres ou méconnus partagent avec Screamadelica cette structure qui retrace le parcours diffracté de notre âme lorsque le cerveau est sous influence. Certains l'ont fait à dessein, pour des disques réussis mais un peu plus mécaniques (Brainticket), d'autres plus inconsciemment, accouchant de chef d'oeuvres incroyables et prisés de ceux qui aiment s'éclater la cervelle à coup de musique perchée, très perchée. Citons simplement CAN, dont le Tago Mago fait autorité en la matière.


Mais lorsque Primal Scream, aiguillé par Bobby Gillespie, un fin connaisseur en la matière, sort son troisième et fameux album en 1991, le monde bascule. Depuis quelques années l'Angleterre est en effervescence, en pleine mutation musicale. Le rock revient sur le devant de la scène après des années de new wave et de ses dérivés synthétiques, qui se diluent peu à peu dans une nouvelle vague de psychédélisme où guitares et claviers font l'amour sauvagement. The Jesus and Mary Chain, les premiers Pulp, l'arrivée du shoegaze avec My Bloody Valentine. Une vague énorme s'abat sur la divine Albion, laissant presque passer inaperçue une contre-culture pourtant déterminante : la musique de club. La drogue est partout, les rave parties à la mode, tout le monde se défonce gentiment dans des lieux interlopes et certains en profitent pour réfléchir à de nouvelles musiques. C'est la Madchester, les Happy Mondays, un gros tube des Soup Dragons, les Stones Roses et puis Primal Scream. Tout ce joli monde recycle les vieux pots des Byrds et des Stones à la sauce funky, guillerette et méchamment pop art. Quelques années après, cette hybridation monstrueuse et un peu bravache de sampling, de rock, de psyché, de house, acid house voire techno connaîtra un monstrueux succès commercial sous le nom de Big Beat. Même les premiers Björk, alors londonienne puis new-yorkaise, suintent cette culture électronique de boîtes enfiévrées. De l'autre côté du spectre émotionnel (et musical), les tristes sires de Bristol épureront bientôt cette approche hybride pour créer une musique plus froide voire clinique, loin de la fête illuminée des débuts.


Mais revenons-en à Screamadelica. Les festivités commencent avec "Movin' on Up", une pure pépite dans un style qui sera bientôt appelé "brit pop". En l'occurrence, c'est une chanson pop que n'auraient pas reniée les Stones de la grande époque, avec son riff de guitare désaturé, ses choeurs féminins très gospel et ce chant imparable "I was blind, now I can see" directement tiré d'un chef d'oeuvre de CAN, "You doo Right", ce qui est révélateur à bien des niveaux. Le genre de titres qui vous collent une patate d'enfer et qui déchire en ouverture de disque. Même sous la neige et avec -5° dehors, écouter ça au casque dans la rue c'est ramener la joie et le soleil, les frissons de plaisir le long des bras et un sentiment d'euphorie qui va squatter le cerveau pour quelques morceaux. La deuxième piste prolonge cet état tout en changeant suffisamment d'éléments à la musique pour qu'on soit déjà dans un autre univers, plus transitoire avec le reste de l'album. Par ailleurs, "Slip inside this house" est une reprise des déjà bien allumés à leur époque 13th Floor Elevator, autre indice de la forte teneur psychédélique de l'album. On nage en plein dans un rock psyché sinueux, avec un rythme nonchalant, des saillies sonores bizarres samplées on ne sait où (enfin si, Sly Stone, Amen Break), une ambiance moite de jungle très confortable, une basse et un piano très house, pour faire doucement monter le plaisir jusqu'au "soft spot". Et le guitariste Robert Young s'éclate avec ses jeux de mots foireux "slip inside" / "trip inside". Ouais c'est ça Robbie, on sait que tu tripes, mais maintenant c'est à nous.


La substance, quelle qu'elle soit, fait à présent effet, et le cerveau peut partir en toupie. "Don't Fight it, Feel it", que seul son titre suffit à résumer, est une petite prescription parfaite avec ces grillons répétitifs qui vont aire office de point d'ancrage, pendant qu'une basse teutonique vrombit et vous laboure les méninges, et que Denise Johnson chante avec conviction des quasi inepties de circonstance, mais efficaces et (forcément) référencées (à Willie Dixon, Muddy Waters ou Holland-Dozier-Holland). C'est typique : Primal Scream balance un titre hypnotique et répétitif à souhait qui pourrait paraître creux tant son seul but et de vriller le cerveau, mais derrière il y a toujours l'étincelle d'intelligence, de culture musicale quasi encyclopédique. Redoutable. Le crescendo organisé autour des différents leitmotive est parfaitement imparable et si vous ne commencez pas à dodeliner de la tête et remuer votre bassin là-dessus, vous êtes un homme tronc.


La face A se clôt un peu curieusement, sur deux titres sympathiques mais presque anecdotiques. "Higher Than The Sun", que Gillespie considérait comme "le single le plus important depuis "Anarchy in the UK" des Sex Pistols" (rien de moins!), et "Inner Flight", titre un peu dub et planant qui sample aussi bien Brian Eno que Dr John, c'est dire si c'est perché. Idéal pour écouter un soir d'été à la belle étoile. On tripe ainsi toujours gentiment au pays des allumés défoncés, mais le meilleur reste à venir, d'autant que "Higher Than The Sun" réserve une surprise pour plus tard qui rend sa présence parfaitement cohérente.


Le début de la face B est la véritable apothéose du disque, après un très léger coup de mou. Le tandem "Come Together" / "Loaded", enchaînement sublime et parfait, est la quintessence de ce disque. Deux hymnes radieux, qui dégoulinent de tout ce que le groupe a pu s'enfoncer dans le pif ou l'estomac de stimulants. Ce sont aussi deux titres parfait de la mouvance Big Beat à venir, avec leurs collages de sample, les cuivres triomphants, les choeurs, les voix piquées à Fonda dans les Anges Sauvages, le tempo immuable, un riff de guitare qui tranche le silence, un des meilleurs "OOOOH YEAAAH" de l'histoire du rock... Deux orgasmes auditifs de plus d'un quart d'heure en tout, portés par des mantras sensuels et béats, aussi défoncés que crétins. Amour infini et joie de vivre qui exsude par tous les pores. Ouais, on bien ensemble, et on bien chargés à fond.


Le reste du disque, dans un registre assez différent, rappelle plus certaines heures de Spiritualized, et pas forcément les plus joyeuses. Car après l'extase de la montée, il faut bien redescendre, bader, mesurer l'ampleur des dégâts. Chaque titre jusqu'à présent est une station de la croix du parfait stoner-head, le kick inaugural, la défonce chez soi ou chez les autres, la montée et ses bugs de cerveau, le sentiment d'extase et d'invincibilité, la douceur de la défonce, l'amour infini et inconditionnel, la fierté et la rage de se défoncer tous ensemble, toujours plus et puis la descente :
"Damaged", au titre explicitement tragique, et qui donne envie de s'ouvrir les veines, est une jolie ballade brit-pop que n'aurait pas reniée Oasis (même si Gillespie imite bien mieux les miaulements de Mick Jagger que Gallagher), avec deux très jolis solos de guitare qui ponctuent les deux parties jumelles de ce morceau à la progression efficace. "I'm Coming Down", littéralement "je suis en descente", rappelle ces moments de bad où on stagne dans un entre-deux, des tics nerveux et des retours fugaces de l'excitation de la dope, au milieu de l'hypersensibilité de la descente. Un joli solo de saxophone "à la Lou Reed" ponctue le tout, nous faisant naviguer entre les restes électroniques et psychotropes de l'extase qui s'éloigne inexorablement, et la déprime absolue d'un Berlin.


Autre jolie surprise de cette décidément excellente face B, la reprise en plus longue de "Higher Than The Sun", cette fois autoproclamée "symphonie dub en deux parties", et qui joue sur la nostalgie et le sentiment de déjà-vu qu'on peut éprouver quand on est en descente, avec des flashes de la montée qui nous reviennent fréquemment, des souvenirs que l'on croyait avoir oubliés mais qui avaient juste été déformés ou éclipsés. Le coup de la rime interne faisant intervenir deux variations d'un même morceau sur chaque face est de ce point de vue un remarquable effet de style. La partie dub officiant comme une remontée d'acide, phénomène sympathique lorsque l'on descend, puisqu'il nous permet d'oublier pour un temps, mais un temps seulement, le junkie pathétique que nous sommes. Quand je vous parlais de Spiritualized, sur la démarche, on est en plein dedans, même si le style est assez différent.


Le bref et plus anecdotique "Shine Like Stars" vient clore l'album en douceur cotonneuse, sur fond de pop psychédélique qui rappelle l'attachement du groupe à une esthétique très "byrdsienne" de la pop. C'est une jolie chanson pour sortir du disque et de son univers, mais elle semble bien pâle en comparaison des autres dès qu'on l'isole, et elle nous fait aussi prendre la mesure du temps qui s'est écoulé (presque une heure). On la rapprochera, sur un disque au parti pris similaire, de "Dream Again" / "Katherine Kiss Me" de Franz Ferdinand.


Disque indispensable pour comprendre la musique indé et électro des années 90, disque-monde truffé de bizarreries et d'érudition musicale, buvard sonore et parfait compagnon de défonce, nombreuses sont les facettes du chef d'oeuvre de Primal Scream, dont l'influence n'est plus à démontrer, et qui s'intègre parfaitement dans une longue lignée de disques brillants de pop britanniques et de rock psyché et expérimental. Une véritable petite drogue de substitution, dont la pochette rappelle d'ailleurs la forme de nos pupilles dilatées tout comme le petit cachet rigolo qui les dilate.


Trip inside this house, trip trip trip, mais gare à la descente tout de même.

Créée

le 8 janv. 2017

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Krokodebil

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