Self Portrait : sans doute l’album de Dylan qui a le plus décontenancé le public et la critique à sa sortie, et l’un des plus difficiles à juger encore aujourd’hui. Faut-il le voir comme une stratégie de sabotage volontaire, comme Dylan l’a affirmé dans ses Chroniques (donc a posteriori) (1) ou comme une œuvre en demi-teinte, certes remplie de défauts mais aussi de brillantes qualités ? Il faut reconnaître qu’il était difficile, en ce début des années 1970, de comprendre comment le génial auteur de Blonde on Blonde et Highway 61 Revisited pouvait livrer un album à la composition aussi confuse et apparemment dénué de toute ambition artistique. Les sessions d’enregistrement se déroulèrent au printemps 1969, puis en mars et en avril 1970, à Nashville, sur les mêmes bases et sensiblement avec les mêmes musiciens que pour Nashville Skyline. De ces séances émergeront près de quarante morceaux ; certains outtakes peuvent être entendues sur le Bootleg Series n°10. Descendu en flèche par la presse, l’album obtint un bon succès auprès du public, en particulier aux États-Unis et au Royaume-Uni. La composition de Self Portrait est confuse et déstructurée au possible, et celui-ci apparaît surtout comme une compilation d’éléments disparates. On retrouve ainsi quinze reprises (avec cinq traditionnels dont Dylan signe les arrangements), cinq compositions originales (dont un instrumental, une où Dylan ne chante pas, une n’offrant pas de paroles) et quatre lives issus du concert de l’île de Wight. Depuis son tout premier album, Dylan n’avait pas proposé aussi peu d’œuvres originales.
Il faut d’emblée reconnaître que le titre placé en ouverture suffit à décourager l’auditeur paresseux : plus de trois minutes où des arrangements, évocateurs de grands espaces et de chevauchées au soleil couchant, soutiennent difficilement la répétition des deux uniques vers de la chanson (« All the tired horses are in the sun ; How am I supposed to get any riding done ? »). On peut y voir un jeu de mots habile sur la proximité des verbes « riding » et « writing », qui évoquerait ainsi le désarroi de l’artiste face à l’écriture au seuil de son dixième album. Mais cela apparaît très insuffisant pour tenir la route durant ces trois longues minutes ; réduite à une minute, la version d’Another Self Portrait donne une idée de ce qu’aurait pu être ce morceau limité à un simple rôle introductif. Avec Alberta #1, traditionnel qui sera également décliné en fin d’album, Dylan retrouve une certaine sensualité nonchalante dans son chant, même s’il a rendu de meilleurs hommages à ses racines musicales. I Forgot More Than You’ll Ever Know ouvre le cycle de chansons « crooner » reconnaissables par la voix sirupeuse de Dylan. Les arrangements, sobres, et la courte durée du morceau rendent cette reprise agréable, malgré un flagrant manque d’ambition. Suit Days of 49, originellement une chanson folklorique, exhumée par Frank E. Warner et John et Alan Lomax. Il s’agit de toute évidence de l’un des temps forts de l’album, où l’interprétation retrouve l’authenticité et l’implication qui manquaient aux précédentes reprises. Dylan s’approprie parfaitement le texte qui évoque la ruée vers l’or de 1849, non sans émotion et mélancolie. L’album trouve véritablement un bon rythme avec ce morceau et le suivant, Early Mornin’ Rain, chanson extrêmement attachante du Canadien Gordien Lightfoot. Le texte est proche des thématiques dylaniennes : la figure du hobo y est enrichie d’une confrontation à la modernité, avec la figure de l’avion. Dylan restitue avec succès l’atmosphère presque palpable du morceau, qui apaise l’auditeur et le plonge immédiatement dans l’ambiance d’un matin pluvieux d’automne. Difficile, cependant, de trouver un quelconque intérêt à In Search of Little Sadie, ballade qui consiste en la narration d’un crime (le meurtre d’une petite fille) par son auteur, sublimée par Clarence Ashley en 1929. Dylan chante avec une outrance grossière et l’harmonie des arrangements, déjà extrêmement douteuse, laisse l’auditeur perplexe lorsqu’un changement de tempo incongru intervient au quatrième couplet.
En comparaison, Let It Be Me, adaptation d’une chanson de Gilbert Bécaud, apparaît moins insipide. L’interprétation est soignée, le rythme correctement tenu, mais l’originalité et l’authenticité semblent, une fois de plus, absentes. Quant à Little Sadie, variation country de la précédente ballade, elle semble plus écoutable mais n’apporte rien à l’album, déjà considérablement alourdi par des reprises insipides à ce stade (début de seconde face). L’une des compositions les plus déroutantes de Dylan, Woogie Boogie, lui succède. Il s’agit d’un morceau entièrement instrumental, pas désagréable au demeurant, mais l’introduction d’une ligne incongrue de saxophone dans les dernières secondes fait plutôt croire à une farce. Belle Isle, reprise d’une ballade traditionnelle canadienne, en réalité adaptation d’un traditionnel irlandais, prolonge le paysage d’inspiration canadienne inauguré par Early Mornin’ Rain – paysage présent également dans les Basement Tapes, avec Four Strong Winds ou Song for Canada. Il faut passer outre la mièvrerie des arrangements pour apprécier la jolie interprétation de Dylan, qui restitue la mélancolie presque poignante du texte. Living the Blues est la première composition originale à peu près digne de ce nom ; s’il n’est pas sans évoquer un certain rythme et une ambiance hérités des Basement Tapes, les chœurs féminins affaiblissent ce morceau, qui manque globalement de consistance. Le premier album de Self Portrait se referme sur une version live de Like a Rolling Stone, issu du concert de l’île de Wight. Que dire si ce n’est que l’on se trouve à mille lieues de la version studio de Highway 61 Revisited ou du live monumental du Bootleg Series n°4. Dylan chante avec un manque de sérieux et d’application évidents, et l’auditeur attend avec impatience la fin des cinq longues minutes du morceau – un comble pour une chanson d’un tel calibre.
Le second disque de Self Portait s’ouvre sur Copper Kettle, l’une des réussites de l’album. Dylan restitue l’atmosphère de cette ballade champêtre avec authenticité, qui évoque la production de whisky à la campagne, loin de la société… et aussi des taxes à payer. Comme sur la plupart des reprises de l’album, la version sans overdubs est à privilégier (Bootleg Series n°10) pour en apprécier pleinement l’interprétation. On retombe dans la médiocrité avec Gotta Travel On, reprise d’un succès de Billy Grammer. Dylan peine à s’approprier le texte, au demeurant assez banal, et les arrangements ne compensent en rien ce manque d’originalité. Avec Blue Moon, on retrouve la tonalité résolument « crooner » amorcée par I Forgot More Than You’ll Ever Know, et si l’interprétation de Dylan n’a rien de honteux, elle tient difficilement la comparaison avec les superbes versions de Billie Holiday ou de Frank Sinatra. Sur The Boxer, reprise de la célèbre chanson de Simon & Garfunkel, Dylan expérimente pour la première fois les harmonies vocales en doublant sa propre voix, avec peu de réussite mais une naïveté touchante. L’ensemble s’avère finalement assez agréable, même si Dylan connaîtra des rencontres plus heureuses avec l’univers des deux chanteurs américains, notamment lorsqu’il interprétera The Sound of Silence sur scène, aux côtés de Paul Simon, dans les années 1990. The Boxer laisse place au second extrait du concert de Wight, The Mighty Quinn (Quinn the Eskimo), qui a longtemps été la seule version officielle de cette chanson, réussite majeure des Basement Tapes. Mieux vaut évidemment se tourner vers le Bootleg Series n°11 pour apprécier cette grande composition, que Dylan n’interprète pas ici avec une grande application. Take Me As I Am (Or Let Me Go), une chanson d’amour classique signée Felice et Boudleaux Bryant, ne se distingue pas non plus par la qualité de son interprétation, mais sa durée relativement courte empêche l’auditeur de se lasser.
Il faut attendre la quatrième et ultime face pour trouver ce qui est, à mon sens, la meilleure chanson de l’album : Take A Message To Mary. Sur un son purement « country », aux délicieuses tonalités pittoresques, Dylan tient extrêmement bien le rythme de la chanson, et exploite au maximum le potentiel du texte. L’auditeur semble s’amuser autant que lui, et profite finalement de l’une des rares (la seule ?) expérience jubilatoire de Self Portrait. Nouvelle reprise d’un traditionnel, It Hurts Me Too n’est, là encore, pas sans rappeler l’atmosphère des Basements Tapes, sans en posséder la force et la puissance d’évocation. Le dépouillement dans l’interprétation constitue en tout cas une respiration bienvenue. Nouvel extrait du concert de l’île de Wight, Minstrel Boy est cette fois une reprise directe d’un morceau issu des Basement Tapes : il faut évidemment se tourner vers ce dernier album pour l’apprécier. La phase finale de Self Portrait est amorcée avec Wigwam, qui n’est pas la moindre des provocations de Dylan : des « la la la la » constituent l’intégralité des paroles. Une fois la surprise passée, cette composition légère se révèle finalement très agréable, et préfigure l’éloge de la vie champêtre et apaisée que constituera New Morning, quelques mois plus tard. La dernière chanson issue du concert de Wight n’est autre que la magnifique chanson d’amour She Belongs to Me ; ici, Dylan semble s’ingénier à vider le texte de tout son potentiel tendre, sensible et romantique. Alberta #2, qui clôt définitivement l’album avec un effet de symétrie, est plus rythmée et plus riche dans ses arrangements que sa première version, qui la complète en quelque sorte pour évoquer différentes nuances du sentiment amoureux (sensualité nonchalante dans Alberta #1, détermination, ardeur dans Alberta #2). Cette reprise ne restera pas dans les mémoires, mais possède au moins le mérite de ne pas refermer Self Portrait sur une note négative.
A quoi ressemblerait Self Portrait s’il n’avait pas été victime d’une stratégie de sabotage volontaire perpétrée par Dylan lui-même ? La sortie du Bootleg Series n°10 en 2013 a permis d’apporter des éléments de réponse. En l’état, l’album est un titre mineur de Dylan mais apparaît néanmoins digne d’intérêt dans la mesure où il illustre une tendance majeure de l’univers de l’artiste, celle de l’Americana (qui s’affirmera pleinement au début des années 2000 avec Love & Theft). Par ailleurs, la synthèse de diverses influences (pop, blues, folk, country) prolonge en quelque sorte le mouvement amorcé par les Basement Tapes, quelques années plus tôt. Pour apprécier Self Portrait, il faut sans doute l’écouter non pas comme un album du génial auteur de Blonde on Blonde ou de John Wesley Harding, mais comme l’œuvre d’un artiste qui cherche à rendre hommage à la musique qui l’a inspiré, et tente aussi de se renouveler, menacé par le statisme et l’enfermement dans un style figé.
(1) « J’ai sorti un album (un double) après avoir filtré n’importe quoi dans une passoire. J’y ai mis ce qui était resté au fond. Puis j’ai réfléchi, et j’ai récupéré le reste dans l’évier pour l’enregistrer aussi. »