Les plus superstitieux - ou peut-être les plus croyants - d'entre nous le redoutaient sans l'avouer : à force de maudire les cieux, de célébrer les criminels, de chanter la beauté dans la chute, et d'en tirer l'or le plus fin, le grand Nick allait se voir présenter l'addition. Et l'addition a été terrible : la mort d'un enfant - le pire qui puisse arriver à un père -, qui plus est, du fait de l’absorption de drogues (la pomme ne tombe pas loin de l'arbre, comme dit la sagesse populaire, dégueulasse en l'occurrence...). Nick pourrait-il continuer à faire de la musique après une telle épreuve ? "Skeleton Tree", qui se place d'emblée dans le palmarès des meilleurs albums de l'Australien, démontre que la nécessité (de créer, de chanter) - essentielle au travail de l'Artiste - aura été plus forte que l'attrait du néant. Et le démontre donc avec une force presque inconcevable : si les premières écoutes du disque nous font venir les larmes aux yeux - tant la douleur de Cave y est vive, omniprésente, déchirante -, et font craindre un instant que "Skeleton Tree" ne soit au final un album tellement noir qu'il en serait littéralement inécoutable, les écoutes ultérieures révèlent une beauté exsangue mais impérieuse, qui place l'album dans la belle lignée de "Push the Sky Away". Un "Push the Sky Away" encore plus dépouillé, où le chant est limité à une psalmodie hébétée mais digne, prudente et pourtant intense, et où les Bad Seeds sont réduits la plupart du temps à un grincement électronique minimal. Je ne dirais pas que cet album est le moins du monde aimable, mais pour peu qu'on l'aborde avec suffisamment de patience et de... respect, il peut devenir dans l'avenir, j'en prends le pari, un compagnon solide de nos moments intimes - un peu à la manière d'un "Rock Bottom" à son époque : "Skeleton Tree" est un album humain, horriblement , mais c'est aussi un album-monde dans lequel la tentation est grande de se perdre, de se laisser engloutir. Et de laisser ses effets cathartiques nous guérir - au moins pour un instant - de nos propres souffrances. Il prouve une fois encore que Nick Cave est l'un des Artistes (a majuscule) majeurs de notre époque. On aurait seulement aimé qu'il n'ait pas à vivre cet enfer. [Critique écrite en 2016]