(Critique datant du 16 Octobre 2016, publiée à l'époque sur le Webzine Karoo)
Skeleton Tree, seizième album de la longue et prolifique carrière de Nick Cave & The Bad Seeds, est marqué de l’évident sceau du deuil. Mais il est également rempli de messages nuancés et d’une force implacable.
Ce sont des bras qui retombent lentement, une poigne qui se desserre progressivement et lâche un objet, le laisse glisser sur le sol. Lorsqu’on atteint le dernier morceau, elle retombe catatonique dans un canapé. C’est un café qu’on boirait noir par nécessité, tout en sachant pertinemment qu’on déteste le café. Avec la vague impression de progressivement boire la tasse, de se laisser inonder sereinement puisqu’il n’y a plus grand-chose d’autre à faire.
Nick Cave a perdu son jeune fils Arthur dans un accident. Il explique :
"Ce qui se passe, lorsqu’un événement si catastrophique arrive, c’est qu’on change. On change, on devient quelqu’un qu’on ne connaît pas."
Ces événements trouvent un écho dans le propos plus global de cet album. Mais une partie des pistes avait déjà été écrite avant cette nuit du 14 Juillet 2015 et il ne s’agit donc pas d’appliquer cette seule grille de lecture à une production aussi lyriquement dense et ainsi parcourue de véritables moments de bravoure – au sens propre du terme. Du courage, il en faut probablement pour voir le bout d’un projet artistique brutalisé et malmené par des éléments extérieurs. Mais comme le dit cyniquement l’intéressé sur Girl in Amber, « The song it spins since 1984 », et quand on est en automatique, on ne prend plus le temps de s’arrêter pour lécher ses blessures. L’impulse de l’album est antérieur à la question du deuil. Il est de ceux qu’on termine d’écrire quand on ne comprend pas encore tous les paramètres de ce qui s’est produit, qu’on n’en a pas encore ressenti chaque turbulence. Il s’agit de recycler ce qui a déjà été dit, de ne pas sacrifier l’entrain poétique ni de déforcer le propos pour autant. Plus encore : de rester maître de ce qu’on incarne et de ne pas compromettre la pudeur dûment acquise.
Le disque s’ouvre d’ailleurs sur un puissant message d’union, tout droit sorti d’une pénombre assumée et saturée. Après avoir interpellé nombre d’archétypes, de low-lives brisés et de portraits sociaux, peuplade dominante de son storytelling, Cave pose avec assurance « With my voice, I am calling you ». Le chef de meute est toujours là et tient à le faire savoir à tous ceux qui se demandent si sa vie personnelle le désarmerait totalement. Il y a un décalage toutefois entre le porte-étendard incarné dans l’œuvre et l’homme derrière, qui se retire progressivement dans ses quartiers après avoir écrit encore, envers et contre tout, pour les autres – pour lui-même.
Plusieurs costumes pour Nick Cave, le jeu des Bad Seeds s’adaptant à celui qu’il choisit d’endosser. Par exemple, Skeleton Tree clôt l’album sur une touche résignée, ensoleillée, qui contraste totalement avec son titre qu’on croirait être l’annonce d’une énième Murder Ballad. Celles-ci sont, fort logiquement, absentes du disque, la mort y étant abordée d’une façon tout autre.
On trouve un point d’orgue émotionnel à cet album avec I Need You, chanson évoquant immanquablement le dépouillement et la sincérité directe de certaines de ses précédentes ballades classiques telles que Into My Arms. Sur ce morceau l’impact des événements survenus se fait bien plus évident : « Nothing really matters when the one you love is gone ». Les résidus d’espoir et de déni sont affectés par l’intention vocale, par la vulnérabilité enfin assumée de celle-ci. « Just breathe, I need you » contrepied direct du propos de Girl in Amber : « And if you wanna bleed, just bleed / If you wanna leave, don’t breathe ». Simpliste pour certains, essentiel pour d’autres. Girl in Amber, justement, est une synthèse absolue des sentiments subtils de tension et de détente qu’on ressent à l’écoute de cet album. Cette histoire du poing qui se relâche.
La variété des thèmes et des visions envisagées fait apparaître clairement le schéma de construction d’une majorité des morceaux : les refrains sont les principales zones d’expression (discrètes) du drame familial tandis que les couplets sont souvent le théâtre d’une narration tout à fait différente, ouverte sur le monde, qui émet des parallèles entre différentes existences, différents phénomènes. Nick Cave a l’habitude de raconter des histoires semblables à des contes, qui se tiennent de bout en bout, à la façon d’un Tom Waits sur Blue Valentine. Mais ici, tout semble pourtant compartimenté, ce qui modifie le rythme de consommation et de lecture de chaque morceau, devenu sujet à de plus vastes interprétations.
Cette double lecture ne manquera pas de marquer l’écoute de chacun des morceaux de l’album, qui se retiennent volontiers de parler avec clarté de la mort d’Arthur, allant jusqu’à occasionner des analyses parfois saugrenues par certains contributeurs du célèbre site Genius – sans doute obsédés par l’idée de trouver des références au deuil. On pourrait toutefois être tentés de partir vers les mêmes explications tant la voix, traversée de questions sur l’amour et la mort, semble s’adresser systématiquement à un interlocuteur – ce You entêtant. Plusieurs pistes, encore et toujours, à décoder dans ces interpellations désespérées et mieux vaudrait se garder de poser un jugement définitif sur la question. Toujours est-il que Magneto ou Rings of Saturn mettent tout de même irrésistiblement en avant le flot de paroles quasi spoken word de Cave, peignant des portraits de salles de bains insalubres, de sombres corridors et de femmes fascinantes comme en hommage au passé d’observateur détaché qu’on espère lui voir retrouver encore à l’avenir.
L’esthétique de l’album, son titre, les choix artistiques autour de celui-ci évoquent sans surprises un aspect funéraire, morbide, mais de façon un peu trop évidente et moins inspirée que l’ambiance sonore très réussie de l’album – qui, quant à elle, s’offre le luxe d’être tour à tour lumineuse et marécageuse. Notons toutefois qu’une telle volonté de sobriété est tout à fait compréhensible dans le cadre d’une entreprise artistique de ce type, qui relève malgré elle du quasi concept album, tant il restera dans la discographie de Nick Cave and the Bad Seeds comme « l’album où Nick a perdu un fils ».
La musique, justement, est de celles qu’on entend systématiquement associée à l’apanage des vétérans en réussite : simplicité instrumentale et harmonique, instruments aux sonorités déjà connues et revisitées. Mais l’ensemble est toujours utilisé par sons épars, snobant le mur de son des débuts de sa carrière avec les Bad Seeds et de Mercy Seat. Tout cela est parsemé avec une précision telle que bon nombre de collaborateurs du projet pourraient très bien avoir été dirigés par un chef d’orchestre. Il suffit d’écouter les nuances de jeu des cordes dans Jesus Alone et de voir les mouvements délicats des musiciens dans le clip pour en avoir l’instantanée conviction. C’est donc, et cela n’étonnera personne, un album au service de l’artiste lui-même qui reprend sa place au centre du chaos sonore et l’ordonne par sa simple présence.
Des synthétiseurs Korg, des touches de basses distordues, et surtout le retour des larges refrains à coup d’accords lancinants de grand piano réverbéré sont au rendez-vous. Cependant, il y a une tendance chez certains des musiciens à proposer une approche plus ambient de leur instrument, fonctionnant par touches sonores discontinues, triturées numériquement afin d’en tirer une atmosphère plus qu’une partition. Cette tendance, présente depuis les origines, a rarement été exploitée par le groupe avec un tel profit. Ainsi, les notes pailletées, maladroitement placées à l’entame de Rings of Saturn, n’émulent pas de mélodie évidente et pourtant sans elles, on se retrouverait face à un hymne trop direct qui n’évoquerait pas autant de mouvement et de spiritualité. Plus loin sur Magneto, le cocktail créé par la latence des instruments et par les jeux d’interférences artificielles laisse planer une dissonance furtive mais essentielle sur les transitions du morceau. Anthrocene est marqué par un travail de percussions frénétiques et oppressantes dignes d’une cavalcade d’acid jazz.
Instrumentalement enfin, et du côté des légers bémols, on reprochera à la track éponyme, Skeleton Tree, d’être un morceau relativement ennuyeux et sans doute bien trop conventionnel pour clôturer un album aussi travaillé en terme d’atmosphère. Les accords martelés par la guitare acoustique la rythment d’une banale lumière de douce folk qui ne laisse pas à Cave l’occasion d’habiter le morceau de sa mystérieuse présence. Et une chanson qui commence par les mots « sunday morning » avant de s’achever sur la répétition d’un « and It’s alright … » nous offre le bâton pour la battre. Mais c’est bel et bien un commentaire gratuit qui ne devrait en aucun cas altérer l’opinion enthousiaste qu’on a face à l’album.
Un film qui est en bonne partie basé sur une session studio a été diffusé en salle le 8 septembre sous le nom de One more time with feeling. Celui-ci paraît prometteur bien que la performance de I Need You risque d’en déconcerter certains tant la prise choisie nous montre un chanteur à la voix moins assurée que d’habitude. Mais peut-être est-ce également un plus. Dans la séquence de Jesus Alone, il est possible de voir Cave qui, dans certains plans et grâce au montage, semble s’observer lui-même en train d’interpréter les différents actes de ce LP, le visage grave, fermé. Comme un journaliste peu convaincu qui aurait néanmoins de l’inquiétude et de la sollicitude pour l’homme abasourdi qu’il est en train de contempler.
C’est bien de cela qu’il s’agit : cet album est irrémédiablement tourné vers l’homme lui-même qui, malgré tous ses efforts, aura tout de même fini par mettre en retrait sa personnalité de narrateur charismatique pour produire un album thérapeutique, certes ouvert sur son environnement et son imaginaire, mais pour une fois surtout désireux de faire coïncider ceux-ci à un état émotionnel cruellement authentique et personnel. Après avoir revendiqué le contraire, il finit par l’admettre : « The song it spins no more ». La tasse est bue, la tête est sous l’eau. Les bras étendus dans le canapé ont encore envie de donner du muscle et de se démener mais il faudra sans doute les laisser se relever à leur rythme.
Intimité donc, et morceaux qui tentent tant bien que mal de se tourner vers l’avenir, dans lesquels se démène un poète fatigué, digne. Une ambivalence qui fonctionne réellement, pour peu qu’on soit prêt à en accepter le ton et la gravité.