Nous y voilà. Après seize ans d’attente, l’arlésienne touche à sa fin. Promis par Robert Smith depuis longtemps, maintes et maintes fois repoussé, il faut bien avouer une chose : ce quatorzième album, nous avions cessé d’y croire. Et pourtant. En remettant son titre en jeu, la formation nous rappelle qu’il fallait jusqu’ici remonter au siècle dernier pour y dégotter son dernier vrai chef d’œuvre (Disintegration, s’il faut encore le nommer). Il y a bien eu une poignée de disques honorables ensuite, mais la légende s’écrivait désormais ailleurs : sur scène, où le groupe fait depuis toujours des merveilles. Comme lors de la dernière tournée européenne il y a deux ans, où cinq des nouveaux morceaux avaient été dévoilés. Le chanteur aux cheveux hirsutes ayant perdu ses parents et son frère ces dernières années, Songs Of A Lost World ne pouvait être qu’un album de deuil. Un album noir, précieux, quasi testamentaire. Il pourrait s’agir du dernier album des Cure et même, quelque part, du dernier album de l’humanité, aussi imparfait et fragile soit-il. Huit titres pour près de cinquante minutes de musique, une forme idéale pour un adieu. À moins qu’il s’agisse d’un nouveau départ.
Plus élégiaque que jamais, loin de l’usine à tubes qu’a pu être parfois le groupe dans les années 80, ces chansons d’un monde perdu sont austères, presque arides. Pourtant, les arrangements luxuriants leur confèrent une certaine chaleur, ou disons plutôt une ampleur, tantôt grandiose tantôt pompière. Les morceaux se suivent… et se ressemblent quand même beaucoup. Plus qu’une collection de chansons, il s’agirait plutôt ici d’un monolithe, dressé sur l’autel d’une carrière de près d’un demi-siècle. Un demi-siècle de rêves et de magie, de névroses et de mélancolie aussi. The Cure fait en réalité ce qu’on attend d’un album des Cure, du moins dans sa facette la plus contemplative et obscure. Pas vraiment de surprises, si ce n’est celle de retrouver ces sexagénaires au top de leur forme. La voix de Smith, intemporelle et inaltérable, touche toujours droit au cœur, et fait même parfois encore monter les larmes. La précision chirurgicale du jeu de basse de Simon Gallup fait aussi des merveilles aux côtés de la batterie ardente et organique de Jason Cooper. Les claviers du discret Roger O’Donnell, parfois un peu minés par des textures d’un autre âge, enrobent le tout et offrent même à Reeve Gabrels, ex-collaborateur de Bowie à la six cordes, un large espace pour ses solos bavards mais étonnamment cohérents avec ces nouvelles compositions. Un peu comme si cette touche grandiloquente révélait encore d’autres aspérités de ces morceaux épiques empreints d’un grand lyrisme. Warsong, sommet du disque, rappelle que le groupe est aussi bon dans ses penchants minimalistes que dans ses frasques électriques, denses et fiévreuses.
All we will ever know, is bitter ends for we are born to war
Le temps n’est donc toujours pas à la paix. Ni avec soi-même, ni avec les autres. Mais cette fois-ci, le collectif l’emporte, même si Smith signe de sa seule main tout l’album. Dans ses paroles, l’emploi du pronom de la première personne du pluriel est omniprésente, plus encore que la subjectivité du ‘je’ pourtant si chère à l’idéal romantique. Il ne pouvait en être autrement d’un disque qui débute par ces mots :
This is the end of every song that we sing
Avant de poursuivre un peu plus loin, toujours dans Alone :
We were always sure that we would stay the same
Cela tombe bien car, les mêmes, ils le sont restés.
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