"I Feel You"
La musique est impressionniste par essence. Elle se fixe aux endroits, aux moments et dépeignent des états d’esprit, vous faisant vous sentir bien, ou mal, parfois même elle vous indispose. Songs Of Faith And Devotion est indisposant, par bien des égards.
Je me souviens bien de ma première écoute des chansons de la foi et de la dévotion. Un été mitigé, il faisait pourtant beau ce soir-là. J’avais été convié à une fête le soir et je me faisais une joie d’y aller, j’avais attendu toute la journée ce moment de retrouvailles amicales, ces bonheurs que seuls les temps estivaux peuvent accorder. Cependant la soirée fut naze, vraiment naze, pour diverses raisons. Notre hôte ne se présenta pas, des filles indisposantes prirent place et monopolisèrent les attentions, et ce qui devait être un charmant moment se révéla simplement chargé de peine et de chagrin, et couardement (ou avec sang-froid), je pris la fuite. C’était lourd et chiant, je travaillais le lendemain, le choix fut vite fait.
Je venais de découvrir Depeche Mode, et une amie très chère m’avait confié que Songs Of Faith And Devotion était son préféré, surpassant Violator et Music For The Masses. J’avais une belle route à faire avant de pouvoir me coucher, j’étais à pied, la nuit était belle et claire. Ce disque maudit accompagna ce retour, légèrement déphasé par cette soirée vraiment pas comme imaginée. Aujourd’hui je vous parle du disque de la mort de Depeche Mode, sorti chez Mute en 1993.
Succéder à la toxicité clinique de Violator et à ses sept millions d’exemplaires vendus n’était pas une affaire évidente. Si Depeche Mode avait toujours connu le succès, celui-ci était différent. Le succès des masses, affluentes dans leur compacte hétérogénéité à des célébrations noires voir un Dave Gahan les arranguer aux paroles mystico-mystiques d’un Martin Gore s’assumant vraiment comme songwriter.
Le World Violation Tour de 1991-92 est le zénith musical du groupe, mais au plan personnel tout s’enfonce. Dave Gahan se lie par le sang à la dope, Gore entame une alcoolémie en dents de scie pour tenir la pression de succéder à ce mastodonte à la rose rouge. Ce sont Andrew Fletcher et Alan Wilder qui font tenir le tout, le premier par son indicible sympathie, le second par son professionnalisme musical, seul membre de la formation sachant lire la musique et multi-instrumentiste accompli. Néanmoins, Gore, Fletch et Wilder se rassemblent comme noyau dur, abandonnant Dave Gahan à l’héroïne. Celui-ci divorce, se remarie avec l’attachée de presse américaine junky du groupe, émigre à Los Angeles et passe son temps hédoniste avec les groupes grunge en vogue (Jane’s Addictions, Primal Scream). Il en faut toujours plus pour Dave, la drogue est la chose la plus égoïste au monde, et personne n’a cherché à le tirer de ce sale pas.
« A cran et accroc », il se personnifie comme l’ultime rock star, réincarnation dyonisienne d’un Jim Morrison remis au goût du jour par le biopic d’Oliver Stone et par un Val Kilmer impeccable. Tel Neil Young il préfère brûler franchement que se laisser aller mollement, au fil du vent. Ce souffle emportera ses cendres. On raconte des histoires sordides sur cette solitude, la réaction qu’il pût avoir en apprenant le décès de Kurt Cobain, qu’il accusa de lui avoir volé cette palme. Dave Gahan voulait que le monde le voit mourir, comme le tison de cette cigarette arrivé au bout du bout. Songs Of Faith And Devotion aurait pu être une épitaphe, une vraie démonstration enregistrée de destruction pure et parfaite, le « Search And Destroy » des Stooges enfin personnifié.
Car après les blanches années 80 (dans tous les sens du terme), le retour à la vraie défonce hors coke fut dur, surtout pour le rock. Il fallut apprendre à se réhabituer à se faire mal, et Gahan fit de son être un exemple. La défonce a ses limites. Le son de Songs Of Faith And Devotion, après les tentatives fructueuses de Violator, se fait bien plus organique. Wilder a appris la batterie, et offre au disque une nouvelle portée grâce justement à ce genre de percussions traditionnelles, formule qui, adjointes aux claviers electro et aux arpèges saturés de Gore, se révèle séduisante.
C’est Violator comme concept poussé à fond, dans toute la déglingue le groupe parvient à proposer ce qui peut décemment être considéré comme son magnum opus. Son enregistrement est réellement erratique, véritable chemin de croix européen. Après des sessions infructueuses à Madrid, marqué par le désintérêt du groupe et la lassitude de Flood, leur ingé-son, le tout baignant dans des fêtes orgiaques permanentes, Depeche Mode retombe sur ses pattes à Hambourg, puis à Paris. C’est le dernier album du groupe enregistré sur le vieux continent.
Parlons clairement, et dénigrons avant de révéler l’or dans le tamis. Songs Of Faith And Devotion est le pur prolongement de Violator, moins les hits que sont « Enjoy The Silence » et « Personal Jesus ». Ce n’est qu’un volume deux, les tentatives du précédent sont naturellement moins efficaces ici, le disque peut manquer d’unité, souffre du fait que certaines compositions restent bancales et malades, synonymes d’un groupe perdu ou pire, ayant la flemme. Comment passer après ça ? Sept millions ? Que faire de plus ? Que faire de mieux ? Que tenter ? Songs Of Faith And Devotion est hésitant, a peur de s’asseoir sur le siège vacant devant lui dans une rame de métro bondée, malgré le fait que personne ne se jette encore sur lui.
Mais pourtant, cette nuit, lorsque je marchais tout seul dans le noir des rues que les éclairages publics avaient abandonnées, quelque chose s’est passé, un déclic. Dans le désordre émerge l’ordre, et même les gris jours de novembre peuvent être séduisants. C’est le meilleur album de Depeche Mode, tout simplement parce qu’il n’est pas Violator. Le plus reconnu n’est pas forcément le meilleur, The Dark Side Of The Moon est-il le meilleur Pink Floyd ? Tommy le meilleur Who ? Ziggy Stardust le meilleur Bowie ? Transformer le meilleur Lou Reed ? La liste peut être longue … Ce disque souffre terriblement de son statut de successeur, et ses qualités (bien présentes !) sont éclipsées par l’histoire de son enregistrement, par son contexte.
Pourtant, quelle musique. « I Feel You » est une déflagration grunge, furieuse, une cavalcade vers le sexe, puis vers la mort. « Sens moi », c’est physique, presque érotique. « Walking In My Shoes », aux mots terribles, est la meilleure du disque, un réel hit. Ce piano trafiqué, ces percussions chaudes, hanteront vos nuits et vos jours, et ces éructations d’un Gahan malade resteront dans votre esprit. Quel moment que « Condemnation », certainement la meilleure performance vocale de la carrière de Dave Gahan. Ce gospel renoue avec la tentative en demi-teinte de « Sacred » (Music For The Masses), en bien plus réussi. Les chœurs de Gore en basse laissent toute l’amplitude à Gahan pour sa meilleure poussée vocale jamais enregistrée.
« Mercy In You » peut sembler de ces chansons oubliables, elle prend néanmoins toute son amplitude au fil des écoutes répétées de l’album, encore une fois un tourbillon signé Martin Gore, tandis que « Judas », chanté par lui, fait office de première vraie parenthèse de tranquillité, avec un final quasiment psychédélique faisant appel à des cornemuses ( !) .
« In Your Room » est un brûlot, un appel au physique, d’abord pesant, puis tumultueux, comme cette tension évacuée par la jouissance. « Get Right With Me » revient à un Gahan moins caverneux, aux vocaux moins abruptes que sur la piste précédente. « Rush » renoue avec la synth pop des débuts de Depeche Mode, une certaine abrasivité en plus, c’est un excellent titre, méritant d’être plus reconnu. Martin Gore revient sur « One Caress », où il joue la carte de l’acoustique raffiné, s’accordant le quatuor de violon. « Higher Love » finit le tout en une explosion d’artifices malades, les chants de foi et de dévotion.
Comment analyser ce disque ? Je livrerai ici mes conclusions. Face au marasme personnel dans lequel la formation se trouve, Martin Gore renoue avec un mysticisme religieux, parfois évoqué mais jamais exploré en bonne et due forme. C’est ce que l’on dit souvent, on se tourne vers la foi quand il ne reste rien, et là, il ne reste rien. L’opposition physique et figuré est flagrante sur des titres comme « I Feel You », complètement contrebalancé par « Judas » ou « Condemnation ». Martin se sent-il coupable de ces excès (récits de fêtes orgiaques, et j’insiste sur ce terme, à Madrid), ou plutôt se sent-il responsable des excès de son chanteur ? Se sent-il coupable de laisser complètement voguer Dave dans sa nouvelle romance piquée ? « Walking In My Shoes » est christique dans les mots, on cherche le « Higher Love » pour substituer quoi que ce soit.
Rien que par son titre, Songs Of Faith And Devotion est l’album le plus religieux de Depeche Mode. C’est le seul disque où les membres sont visibles sur la pochette, abandonnant les esthétiques industrielles new age ou le minimalisme design qui avaient caractérisés leurs artworks. Dave semble un Jésus d’infortune, déjà maigre, barbu, ses cheveux sont longs, Fletch ne retire même pas ses lunettes de soleil. Alan est de profil, son visage n’est pas visible complètement, seul Martin est là, tel que l’on a pu le connaître. Les photos du inner représentent le groupe dans une église, arborant cuirs et guitares, dans cette sérénité toute religieuse qui dissimule les catastrophes. Dans l’épuisement on en appelle à Dieu, seulement son répondeur est chargé …
Au niveau sonore, DM change la donne et vire complètement rock alternatif. Il se nourrit des influences actuelles et révolutionne son son, devient rock, absolument. Loins, bien loins sont les minots de Basildon. Le grunge, la techno, les prémices de l’industriel sont clairement décelables dans « Rush » ou « Mercy In You », et « I Feel You » reste à jamais leur plus grand riff. Quant à "In Your Room", c'est très clairement une de leur plus grande chanson. La production toujours moderne assure à l’album une écoute toujours aussi agréable de nos jours. C’est assez ironique de constater que U2 s’est largement inspiré de Violator, mais que Depeche Mode s’est à posteriori largement inspiré de Achtung Baby.
Ce sera un beau carton, moins que Violator, mais tout de même. Le groupe s’en ira sur les routes, le Devotionnal Tour est lancé. Quel marasme, à tel point qu’un psychologue rejoindra l’équipe de tournée, à plein temps. Andrew Fletcher succombera à la pression et virera hyponcondriaque : il ne finira même pas la tournée. Gahan se jette dans les foules, se brise deux côtes et mettra une journée à s’en rendre compte, tellement il est défoncé. Il fait une crise cardiaque à la Nouvelle Orléans, obligeant le groupe à jouer le rappel sans lui. C’est un marathon, avec des coureurs épuisés. Malgré tout, cette équipe branlante franchira la ligne d’arrivée, mais à quel prix ? Wilder quittera le groupe, lassé d’un manque de reconnaissance quasi-chronique. Dave retournera se vautrer à Los Angeles, dans la dope et les os saillants, pour finalement quasiment y mourir d’une overdose de speedball en 1996. Le temps est venu de se remettre les idées en place.
Vous avez dit Ultra ?
Songs Of Faith And Devotion, la mort au bout du fil.