Ce monstre de plus de 2h m'a détruis, dans tous les sens du terme ; il m'a détruis psychologiquement, physiquement, et surtout esthétiquement. J'avais déjà ressenti ce sentiment dans Spiral Insana de Nurse With Wound, ce sentiment d'incompréhension mêlé à une totale destruction de l'espace.


En plus de véhiculer ce sentiment de chaos, Swans nous livre ici leur meilleur album. En effet, Soudtracks for the Blind (1996) fait la synthèse absolue de leur style. Il travaille à la fois une ambiance très terre à terre et industrielle, s'inscrivant ainsi dans la continuité du chef-d'oeuvre The Great Annihilator (1994), tout en gardant des arrière-plans purement rock et expérimentaux, faisant donc un parallèle avec Love of Life (1992) et The Light from the Mouth of Infinity (1991). Cet album est donc le point d'orgue de la période 90 du groupe.


De plus, Soudtracks for the Blind est, selon moi, le seul album du groupe qui a réussi à dépasser pleinement son genre musical. Certes, la période 2010 prouve le contraire car on se retrouve avec des albums colossaux qui ne font qu'explorer les frontières les plus obscures du rock. Mais là on sent vraiment le dépassement ultime concernant le rock qui est poussé à son paroxysme, à sa brutalité la plus pure comme à sa neutralité la plus écrasante.


Je pense que Soudtracks for the Blind a été la ligne directrice du groupe durant leur réunion dans les années 2010. On retrouve le même aspect contemplatif, exalté et transcendental de The Glowing Man, la même brutalité et jouissance dans To Be Kind ainsi que le aspect lugubre et intriguant de The Seer.


Pour finir avec le contexte, il est important de noter le fait que cet album est le plus long (si on ne compte pas les lives) de la discographie de Swans. Il fait plus de 2h et est divisé en deux disques. C'est également le premier album du groupe qui va commencer à introduire des morceaux de plus de dix minutes. Il y a une véritable prise de risque dans cet album, que le groupe assume totalement.


Pour parler plus en détails de l'album, il faut savoir que Soudtracks for the Blind ne possède pas vraiment de thématique précise. Il s'agit certes d'un concept album, mais ce concept n'est pas dû aux sujets et aux thématiques traités, mais plus par la direction esthétique et musicale de l'album. En effet, il fait la mémoire de pleins d'évènements qu'a vécu les différents membres du groupe, il reconstitue des dizaines d'anecdotes, de découvertes sonores et d'expérimentation en tout genre. Pour vous montrer l'étendue du projet, j'ai ici une déclaration de Micheal Gira concernant l'album :


I've always been interested in different sounds like that and listened to Brian Eno and different kinds of music that use non-musical sources often, and as I made this record I had a lot of that material: those loops and things I'd made from '81; I had vocal loops that Jarboe had made in 1985 on a little sixteen second digital delay unit which was actually the first sampler... we had these tape narrations we'd been collecting, that she got from her father's desk when he was an FBI agent – surveillance tapes; I interviewed my father because I'm interested in his life, and took a little snippet of his experiences... then we had new things we'd recorded with our 'band' from the last tour; and some stuff we did for a soundtrack for a film. I threw all those into the computer and assembled it that way. So, in some things, there's something from 1981 playing simultaneously with something from '85 playing simultaneously with something from 1996. It's cross-faded and blended and mixed so to speak in the computer, cut-up and sometimes looped and reversed.

Soudtracks for the Blind est donc une gigantesque ode à l'expérimentation musicale. Et cette ode va ce matérialiser à travers des dizaines d'esthétiques différentes. Que se soit par l'utilisation de diverses vocalises en détachement total avec la partie instrumentale, que se soit par cette accumulation de samples et de bruits blancs qui nous plonge dans une vision purement ambiant et contemplatif de l'album. Ou que se soit par cette incompréhension globale que suscite l'album, à travers justement son absence de thématique.


C'est d'ailleurs un des autres point fascinant de l'album qu'est sa diversité sonore. Pour ma part, jamais un album ne m'a fait autant voyagé, on passe à travers des dizaines de genres musicaux différents (expérimental, ambiant, rock, électro, punk. . .). L'album nous propose une véritable

universalité dans sa musique.


La dimension tragique de l'album

Le premier disque s'ouvre avec le morceau Red Velvet Corridor. Malgré la taille de celui-ci, il est très important pour comprendre l'ensemble de la dynamique esthétique de l'album. En effet, il fait partie de ces très nombreuse interludes musicales qui parcourent l'ensemble de l'album. Ceux-ci ont pour objectifs de pallier avec la brutalité et l'exaltation des phases rocks de l'album, afin de délivrer une toute autre vision qu'est celle du tragique et de l'instantanéité.


Ici, on comprend très vite où se situe ce sentiment de tragique. Certes, il y a la présence de ce violon profondément mélancolique, mais il y a surtout cet accompagnement et cette accumulation de diverses samples électroniques, poussiéreux et envoutant qui viennent entraîner l'auditeur dans une spirale rythmique infernale et fascinante.


Enfin, la vocalise qui se construit en arrière-plan permet de laisser entrevoir une présence humaine, familière, mais néanmoins étrange, dégradé et abstraite ; nous n'avons que le souvenir distant et confus de cette voix (cette esthétique peut nous faire penser à celle de The Caretaker ou de Basinski).


Red Velvet Corridor est peut-être un de mes morceaux préféré du groupe, il résonne particulièrement bien, à la fois par sa simplicité mais également par ce sentiment de désolation et de décrépitude qu'il semble exprimer. Ce morceau est un cri que l'on étouffe, et je trouve ça absolument sublime.


Cette thématique et esthétique sera d'ailleurs reprise dans Red Velvet Wound, premier morceau du deuxième disque de l'album.


Il faut savoir que cette notion de tragique va être repris tout au long de ce disque. How they Suffer en fait partie, il fait partie de ces quelques morceaux à utiliser des enregistrements de voix. Dans ce morceau, on est presque sur du field ricording, les enregistrements sont dénués de tous accompagnements, de tous ambiance en arrière-plan. On est au plus proche de la réalité, on sent véritablement la présence de ces personnes qui nous racontent des faits de leur vie qui sont particulièrement tragiques et brutaux. L'un concerne le fait d'être aveugle et

comment on peut accepter cette situation :


"But uh, today, uh

I am what they call legally

Because of this retinal problem and er glaucoma, er

I-I'm what they call... erm...

Legally blind"

Soudtracks for the Blind, How they Suffer

Tandis que l'autre concerne un les séquelles post AVC :



"(Any aches and pains anywhere? Or on when you fell?

Or when you fell on your heater, having your exercise?)

Well, that's the, that's sore, about where I fell on the heater

(Where?)

Here, well I guess here

(Where is that?)

I dunno what you call that

(Does it hurt when you breathe?)

[Cough, cough]

It hurts a little bit when I breathe in a little deeply

(D'you sleep at all?)

Well if you're asleep you can't tell whether you're asleep"

Soudtracks for the Blind, How they Suffer

Cependant, la partie instrumentale n'est pas totalement absente dans ce morceau. En effet, le troisième mouvement laisse place à une succession de vagues sonores très lourdes, pesantes et virant dans les graves ; permettant ainsi d'accentuer la fatalité qu'exprime ces personnes. C'est peut-être le morceau le plus désespérant et le plus nihiliste de l'album, juste des gens qui expliquent leurs douleurs inguérissables d'une façon totalement neutre et détachée.


Nous pouvons aussi parler du morceau Live Through Me, qui possède les mêmes propriétés musicales que Red Velvet Corridor si ce n'est qu'il tente plus de nous livrer une sorte de parcourt infini, contemplatif et presque en temps réel plutôt qu'une description purement mélancolique.



La musique comme vectrice de brutalité

Un autre grand concept de l'album est celui qui englobe la brutalité ainsi que l'étrangeté sonore. Beaucoup de morceaux possèdent cette dynamique de proposer à l'auditeur une expérience dérangeante et angoissante.


Que ce soit dans les parties instrumentales, comme par exemple les batteries et les vocalises hystériques et hyperactive de I Was Prisonner in your Skull, ou comme dans I Love you this Munch, avec ces vagues de samples d'orgues complètement déstructurés et dissonants, couplé à ces vagues de vocalises partant dans une exaltation presque invraisemblable.

Dans The Beautiful Day, ce sont ces diverses transitions et parallèles sonores qui sont les plus dérangeants. On passe de plusieurs rythmiques différents qui n'ont souvent rien à voir, et qui s'enchevêtrent en elles jusqu'à créer un climat particulièrement oppressant et claustrophobe.

La brutalité peut aussi être véhiculée à travers les phases de drones de l'album. On peut citer plusieurs introductions de morceaux, comme par exemple l'ouverture de Helpless Child, qui semble exprimer une certaine dégradation dans ces sons.


On peut aussi citer les interludes que sont Surrogate 2 et Surrogate Drone, qui offrent à l'auditeur une ambiance particulièrement écrasante, particulièrement répétitives par leur style proche du drone et particulièrement dérangeante par leur absence totale de signification.

La brutalité est aussi véhiculée grâce à la relation qui unit voix, paroles et musiques. Le morceau All Lined Up en est le parfait exemple. En effet, par cette alliance très abstraite et très minimaliste de samples de pianos, de voix déformés et jouissives qui se chevauchent, et de sons modulaires et hypnotiques en arrière-plan, le morceau propose une véritable plongée dans les abysses les plus malsaines possibles.


Sans parler de ces ruptures brutales au sein du morceau qui marquent le passage entre la phase contemplative et incertaine du morceau à la phase purement rock et violente. Cette rupture permet de nous faire ressentir de la façon la plus directe qui soit les paroles ainsi que les thématiques du morceau.


Celles-ci participent également au processus de dérangement du morceau, principalement parce qu'elle décrivent des choses particulièrement violentes et affreuses (lynchages, massacres. . .) :


"I see them all lined up

Like naked children at the wall

Their skin is hanging off in sheets

Each face is painted like a whore

Their blood is shining in the sun

Their wounds are powdered with white salt

Their lips are shaping silent words:

I see my name as it spills out

I see them walking on their knees

Led in a chain by laughing girls

I see them sucking on the dirt

As if inhaling the whole world

And one by one their throats are cut

And each one sings his choking song

And each one sings his lullaby

And each one falls and then he's gone"

Soudtracks for the Blind, All Lined Up

Ces sujets atroces couplés à la neutralité, voir la jouissance de ce narrateur nous racontant l'histoire, donne une dimension très immorale, très nihiliste au morceau.


Le dérangement peut également provenir de l'effet créer à travers la relation qui unit la voix et la partie instrumentale. L'aspect psychédélique et envoutant de ces espèces de flûtes à partir du troisième mouvement du morceau apporte à la voix une réelle personnalité comique, voir même psychotique.


Dans The Beautiful Days et Minus Something, l'ambiance musicale (à travers ces espèces de vocalises en échos qui se répètent en arrière-plan) donne un véritable côté malsain et immonde à la voix en premier plan. En plus, celle-ci laisse une ambiguïté très troublante dans ce quelle dit, on ne sait pas si elle avait été violée ou si s'était juste une scène de sexe consentie :


"You know, we do this for fifteen minutes or something

Talk to the man while he masturbates

You know, that was something I think--

I think I could do, you know

And of course, you know, you don't ever meet the man

Or see the man

You have to listen to him groan and say disgusting things

But I suppose these things are only disgusting

If that's the way you're looking at it"

Soudtracks for the Blind, The Beautiful Days

"There's been a lot of upsetting...

Very upsetting things

That I can't allow to happen any more"

Soudtracks for the Blind, Minus Something

Cette ambiguïté est très troublante, et l'ambiance sonore en arrière-plan ne fait que renforcer ce trouble, qui devient profondément au fur et à mesure du morceau profondément érotique et sale.


C'est un peu le même processus dans le morceau Her Mouth Is Filled with Honey, où cette surenchère de bruits blancs permet de décupler l'intensité du propos que nous raconte la voix en premier plan.



La transcendance musicale de cet album

Ce point est peut-être le plus important de tous, au-delà de la brutalité, du tragique ou du dérangement, Soudtracks for the Blind est avant tout un album retranscrivant le dépassement total du rock ainsi que de son support artistique. Plusieurs morceaux véhiculent tellement d'émotions, tellement de puissance dans leurs compositions, qu'ils parviennent à accéder à une dimension très particulière de la musique qu'est celle de la transcendance musicale.


Et selon moi, il n'y a que trois morceaux qui parviennent à atteindre totalement cette dimension. Red Velvet Corridor, dont je ne parlerais pas plus en détails car se serait juste une répétition par rapport à ce que j'ai déjà dis précédemment.


Cependant les deux prochains morceaux méritent que l'on s'attarde sur leur cas. Helpless Child et The Sound sont pour moi parmi les plus grands morceaux de rock de tous les temps. Il font la synthèse absolu de l'identité musicale de Swans, de la façon la plus puissante, la plus exaltée et la plus émotionnelle qui soit.


Evidemment, ils vont travailler, pendant plusieurs minutes, de longs crescendos ascendants, où s'enchevêtre et s'accumule une multitude d'instruments différents, pour finir par atteindre un point de nous retour, un point de totale contemplation et de totale exaltation musicale.

D'un côté on a Helpless Child qui conditionne son auditeur au sein d'un paysage profondément lent, avec des rythmes de guitares et des esthétiques très intrigantes, qu'on pourrait rapprocher à des ambiances de western tellement elles sont lentes, calmes et jouissives. Mais ce qui fait surtout le charme de ce morceau, c'est évidemment sa puissance, qui débute à partir du troisième mouvement du morceau, où on a l'omniprésence de ces cymbales, de ces samples de guitares et de basses. Pour arriver à une fin totalement orgasmique où toute la musique semble se métamorphoser en une chose complètement indescriptible.


Et pour ce qui est de The Sound, alors là, on atteint les dernières frontières de la musique. C'est une putain de guerre que nous propose Swans à travers ce morceau, une guerre où tous les sons, tous les instruments, toutes les émotions cohabitent ensemble dans un hurlement assourdissant, aux frontières de la saturation la plus totale, et la plus pure qui soit, celle de la puissance. Toute l'exaltation que nous propose ce morceau ne peut fondamentalement pas être analysé musicalement, c'est trop surchargé, trop lourd et trop différent pour être simplement "analysé" ; ce morceau est un cri de rage, un cri que le groupe hurle à pleins poumons. Ce morceau, c'est le chaos absolu du rock, son dépassement, sa destruction, et son effondrement.


Soudtracks for the Blind c'est donc ça. Un album à la fois tragique, universel, puissant, violent, chaotique . . . qui a su me faire voyager à travers les paysages les plus sombres et les plus dévastateurs de la musique contemporaine. C'est bel et bien un monstre implacable.

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le 5 févr. 2023

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Ayllich

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