Il existe un problème inhérent à la musique produite de nos jours qui me force aujourd'hui à l'exposer et montrer en quoi un certain artiste s'inscrit en totale opposition avec celui-ci. Ce problème simple découle d'une surproduction due à une facilité d'accès à des technologies permettant de produire de la musique – de manière électronique ou non, par ailleurs, l'enseignement de la pratique d'un instrument n'a jamais été aussi abordable avec internet par exemple – et de l'inondation du marché par des carrières météoriques fabriquées de toute pièce par des producteurs dont le seul but est de ramener un max de thunes, peu scrupuleux quand il s'agit de se demander si ce qu'ils créent, est plutôt bon ou mauvais pour leur industrie, les mouvements ou la santé du milieu musical. Ces quelques facteurs rendent entre autres, notre siècle bien difficile à cerner et ardue est la tâche de celui qui devra tirer du chapeau les noms des appelés qui écriront dans l'histoire de notre musique. Car même les précurseurs de genres, sous-genres ont déjà vu leurs noms oublié des mémoires, pire encore, des écrits des intéressés. Même si paradoxalement, ce qui a été chanté et joué était célébré à l'écrit, force est de constater que dans un temps où le mot circule de plus en plus rapidement, succédant et effaçant à une vitesse folle ses prédécesseurs, il est de plus en plus difficile de noter quels sont les artistes qui marqueront leur temps sans se fourvoyer. On parle de pionniers de l'électro, des meilleures ventes de pop-music ou encore de l'ère du renouveau du rock psychédélique bien entendu, mais le reste ? Ces millions de groupes dans l'ombre, qui ont fait une croix sur la gloire et les royalties, pour qui même le terme d'artiste semble parfois largement galvaudé ? Eux, ne connaîtront que le coin d'un millier de répertoire de baladeurs numériques, un air dont on se rappelle un temps, « qui sonne comme ces p'tits gars » puis qui finit en un « mais tu sais ça fait penser à ce groupe mais quel était son nom déjà ? » avant l'inévitable oubli.
Le problème de notre production musicale est qu'elle est trop importante, trop peu qualitative quand la quantité étouffe ce qui de bon pourrait encore la sortir d'affaire. La vérité c'est que les gens n'ont plus le temps d'apprécier la musique. Plus le temps de se pencher sur l'écoute attentive d'un disque complet. Que la musique est devenue un titre, un bien appropriable et non plus le fruit partagé d'un créateur aimable. Un produit marchand qui se consomme et qui, s'il n'est pas efficace dans l'immédiat, selon son moyen de production, ne le sera probablement jamais. C'est effectivement le phénomène que l'on constate sur le marché. Si quelque chose fonctionne, ceux qui tirent les leviers de la production se disent : "épuisons le filon jusqu'à son tarissement" ; tandis que du côté des artistes musiciens, on argue au droit légitime de "prendre tout ce qu'il y a à prendre, car de nos jours il est encore possible de vivre un temps de notre art". Et si on parle d'art, c'est plus en plus ironiquement car l'art, c'est en quelque sorte la façon qu'a une création de survivre à son créateur. Fait qui devient de plus en plus rare de nos jours quand on voit disparaître un musicien, tragiquement on rappelle qu'il était de tel groupe et qu'il a fait parti de tel mouvement dont quelques téléspectateurs se souviennent de l'un ou l'autre avec peine, rarement de tout ce qu'il a écrit ou composé. Il est donc aussi difficile de décerner qui de telle mouvance musicale va franchir les décennies au moment seulement où celles-ci viennent de s'achever. Qui pouvait prédire en 1776 qu'un prodige de moins de vingt ans allait encore faire jouer des opéras dans le monde entier plus de deux cents ans plus tard ? Car l'histoire de la musique reste relativement jeune, si les premiers enregistrements datent de la fin du dix-neuvième siècle, il reste difficile avec si peu de recul d'en déduire une sorte d'algorithme permettant de déceler les chanceux qui la marqueront. Et si nous parlions d'art plus au dessus, je pense qu'il faut également apporter une petite nuance à nos propos. L'art, de manière plus générale, a quelque chose à raconter sur son temps, il tient un propos qui est immanent et le dépasse. Il nous parle d'un sens intrinsèque à notre condition, qui, peu importe l'âge, la technologie, le temps, le sexe, les mœurs, nous traverse un moment. Ce sont quelques minutes qui vous dépossèdent, vous arrachent d'un transport trop commun, et vous font sentir finalement plus humain.
De Jun Seba on ne sait que peu de choses tant la barrière des logogrammes reste imperméable aux différentes incursions des rares curieux sur les territoires informatiques nippons. De Jun Seba donc, nous ne connaissons que son nom de scène, Nujabes, anacyclique de son prénom et de son nom, qui évoque lui, tout un flot d'images qu'il est bon pour moi de me rappeler. En effet, Nujabes produisait de petits morceaux du fond de sa banlieue japonaise, jusqu'au jour où il a eu la chance de sortir son premier album par ses propres moyens. On ne peut pas dire que ça aie été un succès, c'était très bien sans doute pour son milieu, la musique électronique, mais rien comparé à la machine industrielle "mainstream" nippone. Exporté et importé au pays des Droits de l'Homme avec une série animée issue de l'idée brillante du créateur Shinichiro Watanabe mettant en scène des samouraïs de l'ère Edo sur fond de beats hip-hop, on fait appel aux nouvelles têtes montantes de la scène underground pour créer l'ambiance sonore de ce choc visuel, défilant alors sur nos écrans. Après seulement vingt six épisodes, la bande son de l'animé – dont le générique d'introduction est signé par Nujabes – devient rapidement un must-have pour les passionnés, alliant avec une parcimonie réjouissante rythmiques hip-hop, samples de standards jazz et instruments folkloriques japonais. Travaillant avec une équipe d'habitués, rapidement un courant se forme autour du producteur et nait de ce savant mélange musical la jazz-tronica. Pendant plusieurs années, entre chaque sortie du maître, on retrouve des morceaux ou albums essayant d'imiter sans jamais les égaler, comme le veut l'expression, les productions toujours inspirées et empreintes de mélancolie de Nujabes. S'il communique très peu, c'est surtout l'impact considérable de sa musique sur la scène mondiale qui marquera les esprits. Ses deux albums deviennent instantanément des classiques au pays du soleil levant et des pépites très recherchées en Amérique et dans notre vieille Europe. Il devient dès lors un artiste incontournable de la scène hip-hop qui au travers de son label indépendant produira ses amis ainsi que quelques sublimes compiles juste avant un long silence radio de cinq ans d'où son nom ressortira d'une brève, annonçant sa tragique disparition.
De sa musique on ne retient pas simplement cette façon si personnelle et unique d'approcher le hip-hop. Car il me paraît extrêmement réducteur de ne qualifier sa musique « que » d'hip-hop. En fait, c'est comme si on me disait que Chopin était juste de la musique classique ou du piano. Mille fois non bien sûr. Nujabes a su créer sa propre identité parce que j'ai l'intime conviction qu'il produisait quelque chose d'humain, venant de lui, allant vers l'autre. Je m'explique. Sa musique est à l'image singulière du Japon, de la société dans laquelle il vivait : l'ultra modernisme, la technologie qui propulse la société japonaise est le son correspondant à la partie électronique de sa production musicale. A l'inverse, le côté très traditionnel et respectueux envers le folklore est lui représenté par l'utilisation des sonorités et instruments typiques de l'archipel. Ce paradoxe sonore est nuancé à un degré supérieur par l'utilisation de boucles répétées de jazz (on peut y voir une sorte de mélancolie à regarder les mêmes jours qui passent, sans parler même du genre choisi, le jazz, la plainte des populations qui souffrent de ne pas joindre les deux bouts et se faire entendre par les mots) qui viennent ponctuer d'une humeur maussade ces morceaux. Enfin, pour les morceaux qui ne sont pas des instrumentaux, nous avons le rap qui donne cet aspect si personnel, jeune, fort et vécu, et transporte par les mots de celui qui n'a pas encore baissé les bras l'auditeur. Même si Nujabes n'a jamais eu besoin de la parole pour incarner ses mélodies, qu'un morceau où l'absence humaine même renforce ce sentiment de solitude amère, il reste l'un des artistes, exprimant un certain malaise dans son milieu, qui arrive pourtant à tirer le meilleur de chaque parti afin de se créer cette formidable et si riche identité musicale. Quelque chose d'unique, une réponse paisible, qui ne souffre pas du temps ni des mots, et encore moins des modes, quelque chose qui redonne un peu de vigueur et d'espoir à un sentiment présent au fond de chacun de nous.
Sur Jun Seba mort un vingt six février deux mille dix, je sais maintenant qu'il a été disquaire avant de devenir le compositeur le plus talentueux depuis maintenant plus de dix ans et qu'il est un des artistes que j'écoute inlassablement. Jun Seba est mort dans un accident de voiture sur l'autoroute qui menait à Shibuya et lorsque les ambulanciers essayaient de le réanimer en vain, j'aime à croire que c'est tout un monde qui lui demandait de se relever. Un monde auquel il avait tendu la main, celui que Nujabes illumine pour moi presque chaque jour.