Toujours à fond sur les rails de coke, Bowie entame un nouveau voyage dans un train infernal : "J'étais un peu perché à l'époque". Sa consommation vampirique de drogue à Los Angeles le défonce salement : "Il y avait des morceaux de moi étendus partout sur le sol". Ce qui ne l'empêche pas d'enregistrer six stations de folie pour le Thin White Duke, incarnation parfaite du feu sous la glace, son meilleur avatar à mon goût. Esthétisme, quand tu nous tiens...
Si certains albums de Bowie des années 70 accusent le coup des années, Station to Station reste un classique à l'instar du précieux et délicat Hunky Dory. Du premier au dernier sillon, c'est la grande classe et une belle claque. Station to Station part très haut avec la figure du Thin White Duke qui s'avance. Golden Years est une chanson d'amour façon soul. Word On A Wing est le titre le plus allumé en mysticisme de Bowie perdu dans la poudreuse. La face B est ma préférée : TVC 15 est hypnotique et lancinante ("transmission, transition"), Stay met le feu pendant six minutes avant Wild is the Wind au chant magnifique. Franchement une série de toute beauté. En 2010, cet opus bénéficia d'un nouveau mix par Harry Maslin qui vaut le détour.
La créature Bowie dansait au bord du gouffre quand David Jones y gisait bien au fond : "En 1976, à l’époque de Station to Station, j’ai vraiment touché le fond. Si j’avais continué plus loin, j’aurais fini par me tuer. J’étais totalement bousillé, aussi bien physiquement que mentalement. La drogue m’avait totalement détruit. Comme elle me permettait facilement d’être quelqu’un d’autre, je ne vivais que par elle. Mais elle m’a rendu fou, j’étais devenu un légume." (entretien avec JD Beauvallet, 1993, Les Inrockuptibles). Il tournait à l'époque le rôle de Thomas Jérôme Newtown figurant sur la pochette, personnage "victime, fragile, incapable de se lier aux autres", extraterrestre au charisme étrange et classieux, paumé aux Etats-Unis et noyé dans l'alcool. Dans les années 80, le quidam Jones semblait mieux se porter, mais son oeuvre fut bien piteuse en comparaison. Paradoxe cruel. Bowie partit ensuite pour une tournée avec l'Europe pour terminus. Les concerts enregistrés, dont le Nassau Coliseum, sont impressionnants de maîtrise et d'intensité.
Lester Bangs critiqua ainsi l'album : "La première chose à dire sur Station to Station, c'est qu'il semble avoir à nouveau un vrai groupe live et que ce n'est pas non plus un album disco - même si c'est ce que les professionnels, et sans doute beaucoup d'autres personnes, vont considérer comme tel - mais une tentative honnête d'un artiste talentueux de prendre des éléments de rock, de musique soul et ses propres prédilections idiosyncratiques et parfois pompeuses pour les airs de spectacle et de transformer ce mélange apparemment contradictoire de styles en quelque chose de nouveau et de puissant qui n'a pas besoin d'adopter des attitudes futuristes ou des licks d'Anthony Newley et du Velvet Underground parce qu'il a enfin trouvé sa propre voix.
C'est le premier album de Bowie sans paroles, et j'en suis content, car à part les réserves exprimées ci-dessus, j'ai toujours été d'accord avec Fats Domino pour dire qu'il est plus amusant de les découvrir soi-même. La première ligne de l'album est la pire : « Le retour du mince duc blanc / Jetant des fléchettes dans les yeux des amants. » D'une manière ou d'une autre, à l'époque où j'étais à l'école de critique de rock, quand on m'a parlé de poésie pop, je n'ai pas pensé et ne pense toujours pas qu'on parlait de cela, ce qui est non seulement prétentieux et légèrement désagréable, mais je suis actuellement aux prises avec une terrible paranoïa selon laquelle Bowie parle de lui-même. J'ai une vision cauchemardesque dans mon esprit de lui ouvrant le concert de sa nouvelle tournée en entrant sur scène lentement, avec un regard douloureux dans les yeux et un projecteur le suivant, en prononçant ces mots. Et, très franchement, cette idée me terrifie. Parce que si c'est vrai, cela signifie qu'il est toujours aussi idiot qu'avant et qu'il a besoin d'un peu plus de cocaïne pour se remettre sur pied."