En décembre 1994, Chan Marshall aka Cat Power nous chantait avec un certain sens de la tragédie « We All Die », et cela sur quatre notes de guitare un peu sale. Internet n’existait pas, on ne connaissait d’elle que sa voix mutine qui déclamait son spleen. On était amoureux d’elle malgré (ou grâce) à cela. En 2012 ses traits mutins de nouvelle muse « indé » s’affichent sur la couverture de son nouvel album, Sun. De cette Chan Marshall là on n’est plus amoureux. Sans doute parce qu’on ne la reconnaît plus.
Il faut avouer que le divorce date déjà de quelques années. En 2006, avec The Greatest, l’Américaine prend brusquement une nouvelle direction musicale. Elle abandonne le froid sec, les approximations et aussi une certaine forme de solitude pour embrasser la chaleur de la soul et la charpente technique de vieux de la vieille (des musiciens de Memphis s’il vous plaît). Un baiser brutal, vécu comme une tromperie par certains, une nouvelle naissance pour d’autres. En tout cas c’est sûr, à ce moment-là, elle et sa musique prirent un coup de vieux. Chan Marshall n’était alors plus l’amoureuse transie dont on rêvait, mais déjà une femme, certainement belle (c’est une période à laquelle elle a commencé à s’afficher nettement dans les médias), avec plus de confiance en elle, mais finalement moins émouvante. La faute à une musique plus calibrée (pour ne pas dire qu’elle sentait le décongelé) ? Ou est-ce cette assurance soudaine, presque effrontée en regard de sa timidité maladive, qui nous a repoussé ? Certainement un peu des deux. Une distance s’est établie.
Aujourd’hui elle tente avec Sun une sorte de retour aux origines, mais habillé de boîtes à rythmes baggy, synthés cheap et autres boucles électroniques un peu simplistes. Cette nouveauté (chez Cat Power, car dans les faits c’est plutôt back to nineties) peut laisser penser qu’elle marque une nouvelle étape dans sa carrière. Pourtant le fan inconditionnel de l’artiste ne peut s’y tromper : de vagues souvenirs mélancoliques d’une époque révolue traversent brusquement la main gauche du piano « Cherokee », les deux accords de guitare sèche de « Always on my Own » ou les arpèges minimaux de « Human Being ». Le temps de quelques secondes, on croit même retrouver l’énergie grungy du premier album, Dear Sir, sur « Peace and Love », qui clôt Sun. Mais curieusement ce sont les morceaux qui fonctionnent le moins bien, comme s’il était désormais impossible à Chan Marshall de fusionner sa personnalité d’adulte plus ouverte avec son moi reclus d’il y a dix-huit ans. Est-elle pour autant à blâmer ? Non. Elle a grandi c’est tout.
N’empêche qu’entre la jeune femme, que l’on imaginait frêle et solitaire, avec ses instruments de quatre sous, et la gravure de mode de quarante ans qui nous lance aujourd’hui un vulgaire « Fuck Me » en autotune (« 3,6,9 ») notre cœur ne balance pas, il reste définitivement attaché à celle qu’on a connu (ou qu’on s’imaginait connaître) il y a presque vingt ans. Et ce ne sont pas les quelques chansons bien faites et bien propres qui peuplent Sun qui vont raviver la flamme. L’âpreté, la sincérité voire le quasi amateurisme de What Would the Community Think (1996)avaient un charme qu’on est loin de retrouver ici. Un charme qui a peut-être disparu trop abruptement, sans nous laisser le temps de nous adapter. Chan Marshall est devenue une inconnue.