Tailem Bend
7.4
Tailem Bend

Album de ORB (2024)

Longtemps j'ai écouté Pink Floyd pendant des heures.

Longtemps j'ai écouté Pink Floyd pendant des heures.

C'est ainsi que commençait le récit du jeune Proust, coincé dans sa chambre, qu'il vente, pleuve, illumine ou apocalypse, en une manière de recherche d'un temps perdu, évidemment passé, qu'il ne pouvait plus connaître que par contact et rêve, imagination et affabulation peut-être. Le jeune dandy de l'époque errait dans les couloirs du lycée et découvrait sur le tard l'époque dorée des sixties, early seventies. Il se sentait privilégié de non seulement connaître mais d'apprécier ces vieilleries et son mp3 contenait autant de classiques qu'un livre peut en contenir, citons pêle-mêle les Doors, Hendrix, Led Zepp ou le King Crimson, autant de pierres pavant le chemin d'un nom trop longtemps écarté par snobisme sans queue ni tête : Pink Floyd. Un jour qu'il n'a plus rien eu à ressasser, c'est donc vers Meddle, Atom Heart Mother ou Dark Side of the Moon qu'il a tourné ses esgourdes et le choc fut sensible. Si sensible que longtemps, il n'a écouté plus que Pink Floyd pendant des heures. En boucle les trois albums cités, agrémentés d'un live d'Ummagumma, du Wall ou du mélancolique à pleurer Wish You Were Here, bref, Pink Floyd, Proust connaissait.

Et quand on est jeune et stupide, il est aisé, mais alors vraiment facile, de tomber dans ce travers du connoisseur à deux ronds, qui, gonflé d'orgueil, décrète que rien, ne dépassera ce qui a déjà été fait, et certainement pas les merdes qu'on nous vend de nos jours. Le jeune Proust était déjà si vieux... Mais l'histoire ne s'arrête pas là car on peut être stupide, c'est une chose, mais on peut aussi le rester toute sa vie. Faisant amende honorable un matin de 2010 ou 2011, Marcel se défit du rance costume réac'/boomer d'avant-garde qui l'enveloppait jusqu'alors pour apprécier les premiers rais du jour qui pointaient.

La pochette, il s'en souvient comme d'une évidence, c'est celle de Melted, de Ty Segall. Jaune-vert, un horrible masque se rit de nous. Segall rappelle l'acteur de seconde zone, le Ty l'abréviation du gamer pour « Thank You » mais cela n'a strictement rien à voir. Ty Segall revint à peine quelques mois plus tard sous ses yeux avec Goodbye Bread, une nouvelle pochette marquante avec une grosse face pataude de toutou. Le collier de perles garage acide et galvanisantes laisse la place à des mélodies plus folk, mais le constat est le même : ce gamin de Laguna Beach est goldé. Et quand je dis goldé, c'est qu'en plus de produire des albums de qualité à tire-larigot, tous les projets auxquels il touche deviennent instantanément des classiques. Entre 2008 et 2015, c'est près de 30 albums que Segall imprègne de sa marque parmi lesquels je me dois de citer les intemporels Fuzz premier et second du nom du groupe éponyme (des BANGERS comme écrivent les jeunes Houellebecq de nos jours), Reverse Shark Attack (en collaboration avec son compère de toujours, Mikal Cronin), le Live in San Francisco (en 2015, à domicile, point d'orgue vibrant avant un virage et des errances proto-punk discutables) ou le Melted déjà cité qui reste selon moi, au pinacle de sa production brute, grâce à ses mélodies entrainantes et entêtantes et sa fuzz carabinée.

Ce qui est intéressant avec Segall, c'est qu'il devient la figure de proue d'une nouvelle vague indé américaine, de la même manière que Sonic Youth porte et amène le rock dissonant des Pixies, Dinosaur Jr et une floppée d'autres, que Nirvana ou Pearl Jam sillonne le grunge après l'album de Neil Young Ragged Glory. Même si Thee Oh Sees est là, si les Black Lips sont là aussi, faut bien avouer que le blondinet de Californie et sa suractivité raflent tous les suffrages à l'unanimité à cette période. Et cette tendance musicale va faire des petits, pas seulement en Amérique, mais dans une contrée un peu oubliée depuis AC/DC : l'Australie. J'entends parler en France, pour la première fois sur feu le blog PlanetGong, d'un groupe avec un nom confus et à rallonge, avec des pochettes qu'un fan de jeu de rôle ne renierait pas : King Gizzard and the Lizard Wizard. I'm in your mind fuzz sort en 2014 et reste peut-être la claque de son année (je vous laisse apprécier leur passage live chez KEXP). Produit par le label de Melbourne (où la scène musicale est toute ce qu'il y a de plus bouillonnante dans cette ville estudiantine et fardée de contre-culture), Flightless Records, le catalogue s'épaissit au compte-goutte, mais les nouvelles entrées sont toutes d'emblée qualitatives. Si King Gizzard ne tarde pas à se faire ce nom de machine à écrire et empiler des disques d'une qualité oscillant entre le bon et l'exceptionnel, des petits groupes comme les Murlocs (side-project classic rock du claviériste lézardien), Amyl & the Sniffers (punk) ou Babe Rainbow (plus chillax hippy vibes) contribuent à faire de Flightless un dealer sûr dans le milieu.

Et rebelote, dans mes phases de dig intensives qui suivent des semaines à écouter les mêmes trucs en boucle, je creuse je creuse, je pars à la mine chercher de nouvelles pépites et un jour que j'écume le catalogue Flightless, en 2017, la pochette blanche de ce que je considère comme le premier album d'ORB (qui est en fait le second après Birth, sorti en 2016, auquel je n'ai jamais réussi à m'attacher) pointe le museau au sommet des albums de l'année d'un blog dont je suis le lecteur dilettant. Et Naturality ne vole pas sa place sur le podium, parce que Naturality, qui mériterait une chronique à lui tout seul, est une CLAQUE DANS LA GUEULE à qui veut croire que « le rock and roll c'est terminé ou has been-dépassé ». Délaissant la copie trop Sabbathienne de Birth, ORB s'engage dans une sorte de kraut/space/garage rock (lorgnant carrément sur le stoner ou le doom) complexe, millimétré mais diablement efficace avec des mélodies et des solos dingues. Bien sûr dans le melting pot des influences, Black Sabbath reste prégnant, mais d'autres vibes des 60s tels que King Crimson se font entendre dans ce second opus et élargissent la palette et les gammes du groupe. Les rythmes ralentissent, des bridges avec des petites impros presque jazzy ponctuent les pistes avant de nouveaux déferlements que ne renieraient pas les pontifes du stoner Sleep ou Kyuss.

Mais le trio australien, formé de Zak Olsen (chant/guitare), Daff Gravolin (guitare/basse) et Jamie Harmer (batterie), dans sa grande mansuétude, ne s'arrête pas sur sa bonne lancée et nous livre en 2018 The Space Between. Nouvelle année, nouveau millésime. Continuant ses explorations soniques, l'espace se rapproche et le temps se dilate encore, les compositions gagnent en élucubrations solistes, expérimentations de toute sorte mais finissant toujours par retomber sur ses pattes avec brio. Le tour de passe-passe est une réussite et je crois qu'il n'y a grand chose d'autre à faire que d'écouter autant cet album que le précédent pour se rendre compte de l'extraordinaire homogénéité et de la qualité de composition de ces deux disques. Aucun titre ne tombe ou n'efface le précédent, chaque piste est aussi folle que la suivante, ORB réussit par deux fois un exploit rarement accompli dans le monde de la musique que de produire coup sur coup d'instantanés chefs d'oeuvre (et je n'utilise pas le mot à la légère comme les critiques peuvent le faire).

Et puis 2019 vient. Le soufflet retombe un peu tandis que les auditeurs d'ORB continuent de planer sévère. 2020 vous le savez c'est le COVID. 2021, rien ? ah ça commence à être bizarre. 2022 ? Non plus. Alors je m'inquiète. Le groupe qui à lui seul avait accaparé et synthétisé tout ce que j'aimais en matière de musique n'avait plus donné de nouvelles depuis plusieurs années et la fin des concerts post-COVID ne facilitait pas le mode de vie de nos troubadours, c'est certain. Un matin, j'ose prendre la plume et j'envoie un pigeon de détresse armé d'un message au seul contact qu'il nous reste : Fligthless. Et puis un mois et demi plus tard, je reçois une réponse à laquelle je ne croyais plus : « les zigues vont bien, pas d'inquiétude, et sont même sûrement au four pour vous cuisiner quelque chose de bon ! » ressuscité ! Qu'en voilà de bonnes nouvelles ! Puis passe 2023, même refrain, et nous voilà premier quart de 2024 dans le rétro, un jour de plus sur le calendrier malheureux de l'absence d'ORB, une petite news fuite enfin : mi juillet, l'attente prend fin, le quatrième album arrive, ALLELUIA.

Tailem Bend, après son intro bruitiste nous lâche ses trois puissants accords plaqués élevées au grain qui nous ramènent en terrain conquis. Bien sûr après plusieurs d'années d'attente, de manque, à ressasser inlassablement les deux sommets précédents, on s'attend à un bail du même calibre, un cacheton qui fasse immédiatement son effet, monte au cerveau et nous pète tous les veines, mais Tailem Bend n'est pas de cette trempe. Le quatrième album d'ORB continue l'éloignement opéré dès le premier volet du rock bien hard et velu et s'enfonce dans les atmosphères psychédéliques qui me rappellent à moi, les débuts du Floyd et de cette chronique. Une influence quasi Syd Barrett-ienne souffle sur Karma Comes. En cinquième position, sur Skyclock, c'est plutôt du Who ou du Traffic qu'on croit sentir (marrant que le side project d'Olsen s'appelle justement Traffik Island) mais outre l'interlude instrumentale de Golden Arch dont l'utilité me semble questionnable dans cet ensemble, l'influence de King Crimson reste bien présente sur le reste de la production. Le reste de cette production ? Deux singles efficaces (Can't Do That et un plus pop - une nouveauté dans le répertoire du groupe - You Do) et une fin d'album typiquement ORB-ienne qui malgré les tentatives de diversification précédemment enquillées semble me dire à moi, fan d'entre tous les fans, ORB sait toujours faire du ORB mon petit, reste.

Alors oui, Tailem Bend n'est pas le succès que j'escomptais après tout ce temps et j'en suis le premier déçu. Mais déçu de quoi au juste ? Qu'ORB ne ressorte pas à l'identique un exploit type The Space Between ou Naturality ? Ces deux perfections existent déjà. Malgré son manque de punch et de dingueries qui nous donnent envie de brûler la terre entière en secouant la tête auxquels les australiens nous avaient accoutumé, l'album s'écoute bien et profite de sa diversité pour ne pas paraître trop monolithique, obscur ou repoussant, et il faut le relever. Alors Tailem Bend n'est pas la troisième pierre angulaire d'une Sainte Trinité, c'est un album de musiciens qui continuent d'explorer leurs goûts et leur talent, continuent de les assembler, et les offrent quand ils sont prêts. À l'image d'un groupe américain qui partage beaucoup avec ORB et que j'adore, qui a ressorti lui aussi après quelques années de silence radio un album en mars (seulement 5 ans), le Minneapolis Uranium Club, ces deux albums sont des albums que j'ai envie de qualifier de maturité, parce qu'ils sont l'aboutissement d'idées encore en gestation dans les précédents opus et de nouvelles pistes à suivre pour les initiés. Certainement avec l'âge, nos musiciens ralentissent et ne collent plus le pied au plancher sur leurs pédales en martelant comme des tarés des hymnes à se péter les cervicales, et certainement nous aussi, avec le temps, nous parviendrons à apprécier à leur juste valeur ces petites pépites qui ont toujours le mérite d'exister et de nous être livrées. Ainsi, longtemps j'ai écouté ORB pendant des heures.

Merci.

Albion
8
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le 10 août 2024

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Albion

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