On dit parfois que l'Histoire est un éternel recommencement. Ce ne sont pas les Cure qui contrediront ce vieil adage. Avec « Bloodflowers », on pensait vraiment avoir assisté à leur chant du cygne : l'opus était beau, émotionnellement intense, maîtrisé, et Smith semblait être arrivé au bout de quelque chose. Ses textes de l'époque attestaient de tout cela ; « Spilt milk », un morceau inédit écarté du tracklisting final, le voyait même se demander, avec le recul de l'homme qui a déjà bien vécu, s'il avait fait le bon choix de vie, vingt-cinq ans auparavant, au moment d'embrasser une carrière musicale. Une remise en question qui, pourtant, débouchera sur une nouvelle œuvre en 2004, et pas des moindres : un album éponyme. Ce type de concept est souvent adopté par les jeunes groupes, dans le but d'affirmer clairement leur identité (« nous sommes notre musique ») ; mais après plusieurs millions de disques vendus, quand on a plus rien à prouver, c'est le genre de démarche qui paraît un peu incongrue. En réalité, ce fut encore pour Smith un moyen détourné de ne rien faire comme tout le monde, de surprendre, et surtout, de mettre en avant l'idée d'un Cure nouveau. L'oiseau renaissait de ses cendres, et voulait, très vite, réapprendre à voler, mu, toujours, par un besoin de reconnaissance. Il faut dire qu'entre « Bloodflowers » et « The Cure », deux évènements principaux, qui n'ont pour une fois rien à voir avec un changement de line-up, ont affecté la formation britannique : leur départ de chez Fiction après quelques frictions de trop (attention, calembour douteux), et, en conséquence, l'obligation de trouver une autre « écurie ». Leur choix se porta sur Geffen, ce qui entraîna une sorte d'exil vers les Etats-Unis qui ne fut pas du goût de tout le monde (on les pensait éternellement rattachés à l'Europe), tout comme la décision de confier le mixage de « The Cure » à Ross Robinson, plutôt habitué au métal un peu bourrin ; son profil soulevait quelques interrogations inquiétantes.
Le contexte étant posé, il est temps de se pencher sur ce que tout cela a pu donner. A savoir, en ce qui me concerne, une très bonne surprise, même si l'ambition d'un renouveau musical ne semble être restée qu'une ambition. Les deux seuls morceaux qui pourraient me contredire sur ce point (« Us or them » et « Never ») font hélas partie, objectivement, des moins bons. Bien qu'ils démontrent que Jason Cooper est devenu un tas de muscles derrière sa batterie, bien que les textes soient intéressants (celui de « Us or them », notamment, semble le plus engagé jamais écrit par Smith), ils sont mélodiquement bancals, un peu trop heavy pour les Cure, et l'on sent que si toutes les chansons avaient dû tourner autour de ce style, on aurait eu un résultat franchement moyen. Chose que le groupe a peut-être eu la présence d'esprit de capter, puisque le reste renvoie à des sonorités bien plus habituelles chez eux, donc plus efficaces, à tel point que « The Cure » prend finalement la forme d'un bilan. Embarrassant, me direz-vous, car c'est totalement à l'opposé du but fixé au départ, mais tant que ça fonctionne... Certains jugeront que le concept a tellement foiré que le disque en est même caricatural. Bon, c'est vrai qu'avec « Taking off », pourtant très sympa, on frise le plagiat de « Just like heaven » ; mais pour les autres, ça ne me choque pas spécialement. Tout juste peut-on faire des rapprochements dans le style employé, ce qui est bien moins grave, et n'empêche pas de s'apercevoir que l'on tient une œuvre de qualité. Le fantôme de « Pornography » plane par exemple sur « Lost », en introduction : le morceau est en effet brutal, aussi bien au niveau instrumental que vocal, et monte crescendo dans la colère, la violence, charriant un thème typiquement existentialiste made in Robert Smith : perte d'identité et confusion personnelle. Suit « Labyrinth », quasi-indissociable de « Lost » d'ailleurs, qui déplace ce sujet sur un plan limite schizophrénique ; musicalement, on hésite entre pesanteur et psychédélisme malsain, et l'ensemble est plus que solide : on pense à « The top » et « Wish », pour continuer dans les comparaisons.
De toute façon, « The Cure », c'est, vous l'aurez compris, un mix réussi de toutes les sonorités qui ont forgé l'identité du groupe (et il y en a). Alors oui, on remue encore le passé, on peut trouver ça dommage, mais en même temps, je pense qu'il faut être sacrément naïf pour croire que des types qui tournent depuis deux décennies peuvent proposer des trucs radicalement inédits. Vous voulez savoir, par exemple, à quoi peut bien ressembler un mélange entre « Seventeen seconds », « Faith » et « Japanese whispers » ? Il suffit d'écouter « Anniversary » : la distance opaque de 1980 / 81 s'infiltre dans l'atmosphère synthétique de 1983, mais avec un recul évident qui laisse la place à la nostalgie, aux regrets ; le titre, très bon, vous happe dans une autre dimension, sans être pour autant un OVNI qui n'aurait rien à faire là. Autre trio d'influences avec « The promise » et « Going nowhere » : on y distingue, cette fois, les mêmes alternances de calme et de tempêtes émotionnelles qui caractérisaient « Disintegration », « Wish » et « Bloodflowers ». Le premier titre est un véritable cataclysme, avec ses dix minutes de pure douleur, de rage intense, de chant éraillé et de guitares bruitistes, tranchantes comme des lames de rasoir ; le second est tout le contraire ou presque : court, privilégiant le piano, l'aspect acoustique et l'apaisement résigné. Une conclusion tout en finesse.
Alors évidemment, on croirait presque, jusqu'ici, qu'on a affaire à un album bien sombre. Mais comme je le soulignais plus haut, toutes les étapes de l'évolution curesque sont représentées, et l'éclectisme prend donc le dessus. Tout le reste vient en effet se ranger dans la catégorie pop, avec les modèles qui s'imposent (« The head on the door », « Kiss me... », « Wild mood swings »). « Before three », « Taking off » et « (I don't know what's going) on » sont les chansons les plus positives, les plus fraîches que l'on puisse trouver ici ; et si la troisième est un tantinet anecdotique (sans être mauvaise pour autant), la première est d'une efficacité redoutable, à la fois touchante et joyeuse, et la seconde fait preuve d'élans euphoriques toujours aussi communicatifs. Restent « The end of the world » et « Alt. end », deux bons singles où Smith s'ingénie à recycler cette fin qui le hante depuis 1992 : fin du monde, fin des Cure, fin d'une histoire d'amour... Tout semble se confondre. Et comme à l'accoutumée, les airs les plus entraînants dissimulent des paroles à double tranchant. De manière générale, les textes de « The Cure » sont d'ailleurs vraiment convaincants, bourrés de sens multiples, de nuances subtiles et de messages cachés. Malgré une légère simplification, on retrouve cette idée d'un langage sibyllin, qui ne dit jamais rien de but en blanc : juste ce qu'il faut de bribes pour se forger une base de compréhension, et l'appui de l'imagination pour lui donner une signification.
Cependant, malgré sa qualité, pas de doute : ce disque tient plus du bilan que de la renaissance. Indice ultime : après la tournée qui a suivi, Bamonte et O'Donnell ont été un peu « forcés » à quitter le groupe, Smith s'étant sans doute aperçu avec une pointe de déception que ce line-up, stable depuis trop longtemps (un record, même), ne pourrait plus rien produire de neuf ; la boucle était bouclée. Cet opus aura au moins permis aux Cure d'aborder le 21ème siècle tout à fait honorablement, eux que l'on croyait finis. D'ailleurs, il est suffisamment convaincant pour figurer dans mon top 5 de leur discographie, preuve qu'il ne faut pas le sous-estimer !