Roger Waters n’est certainement pas quelqu’un de très aimable, quelle que soit l’admiration qu’on est en droit d’avoir pour son travail au sein du Pink Floyd. Il a toujours été difficile de réconcilier sa critique acerbe des systèmes et des mécanismes dictatoriaux dans The Wall avec sa propre attitude pour le moins autoritaire au sein de « son » groupe… mais après tout, les « génies » sont notoirement des gens difficiles à vivre (on ne va pas argumenter ici pour savoir si le travail, en général pompeux et pesant, de Waters est réellement génial, disons seulement qu’il a su prendre le pouls de son époque, la comprendre, et communiquer efficacement avec elle…). Depuis quelques années, l’image de Roger Waters s’est dégradée, avec des allégations d’antisémitisme (une accusation facile envers quiconque se préoccupe de la cause palestinienne, mais pas forcément erronée non plus…), et les choses se sont aggravées avec ses déclarations polémiques sur l’Ukraine, rejoignant en une large mesure les positions des partis populistes, d’extrême droite comme d’extrême gauche. Il n’est pas forcément nécessaire de parler de politique alors qu’on parle de musique, on en convient, mais Waters lui-même a tellement entremêlé ses opinions avec son Art qu’il est difficile de ne pas le suivre là-dessus.
Mais on sait bien que le « véritable » gros problème de Mr. Waters est son ego surdimensionné, qui semble s’accentuer au fil des années, et qui l’a poussé cette fois, avec ce The Dark Side of the Moon Redux, à franchir allègrement la ligne blanche, ou plutôt la frontière entre excès et ridicule. Peut-être même une sorte de médiocrité, si on est lucide. Et de déclarer à la presse que le monde n’avait pas compris la profondeur de sa pensée à la parution de The Dark Side of the Moon (l’un des albums les plus célèbres et vendus dans le monde, ce qui tendrait à prouver qu’être « incompris » peut rapporter gros…) dont il avait écrit l’intégralité des paroles. Et d’expliquer que son point de vue d’homme vieillissant sur l’humanité et le sens de la vie était déjà inclus dans les textes qu’il avait écrit alors qu’il était encore jeune. Qu’il lui fallait donc réexprimer tout ça en l’enrichissant de l’expérience de toute une vie. Pourquoi pas, après tout ? Il n’y a rien de gênant, ni de totalement inhabituel, à voir un créateur revisiter son œuvre même si, évidemment, cela présuppose dans ce cas particulier que le reste du groupe n’a à peu près rien à eu à voir avec la création de la dite œuvre, ce qui est pour le moins gênant.
Appliquant à la lettre la logique de ses déclarations, Waters a donc fait deux choses « radicales » dans cette relecture du chef d’oeuvre du Pink Floyd : le dépouiller de tout ce qui pouvait être attribué à ses ex-complices, donc de ses mélodies (enfin, presque…) et de son instrumentation (là, totalement !). Et ajouter, sur tous les titres sauf Us and Them, des textes supplémentaires, parlés, où il divague – ou plutôt « rumine » – à volonté pendant de longues minutes pour « préciser sa pensée », illustrer de manière plus didactique ses propos initiaux que nous n’avions pas compris, pauvres sots que nous sommes. Et lorsqu’il tente des pointes d’humour, comme sur Money, cela sonne gênant, tellement c’est aigri et surplombant. Le terme de « Redux », paradoxal quand Coppola le vulgarisa pour une version longue de son Apocalypse Now, est ici à prendre au sens direct du terme : The Dark Side of the Moon est littéralement REDUIT, dépouillé de toute trace du talent de Messieurs Gilmour (surtout, pas de guitare !), Wright et Mason. Là, où il n’est pas réduit, par contre, c’est dans la place que prend l’égo enflé de Monsieur Waters.
Il est amusant de faire écouter cet album sans en donner le titre : même si Breathe pourra éveiller l’attention des vrais fans, il faudra probablement en arriver à la quatrième plage, Time, pour qu’un auditeur non informé comprenne de quoi il s’agit ! Remarquons que ce ne serait pas en soi un problème si ce que l’on entend était intéressant, mais on a réellement le sentiment d’écouter les récitations, largement murmurées, de quelqu’un qui se prend pour un poète, voire une sorte de « messie », même, déposées sur une musique formellement ambitieuse, mais creuse et anecdotique. Le dépouillement allait comme un gant à Leonard Cohen dans son dernier album – certains ont noté une certaine similarité dans la voix, comme sur Money -, mais il est inutile, espérons-le, de rappeler que le vieux barde canadien était, lui, un véritable magicien des mots, et que sa vision de l’humanité et de la transcendance était d’une force et d’une humilité incomparables.
Il semble que lors de ses deux concerts de présentation de l’album, au London Palladium, Waters ait débuté la soirée par une longue lecture de ses mémoires, et qu’il ait invectivé les spectateurs quittant la salle, accablés d’ennui, ou bien irrités par la prétention de l’artiste (ou bien encore les deux…). C’est là une illustration parfaite du mal profond qui gangrène Waters et qui rend The Dark Side of the Moon Redux aussi… inutile. Aussi peu pertinent. Aussi profondément ennuyeux. La vision égocentrique que Waters a de son « talent » a longtemps exclu toute critique, de ses collègues du Pink Floyd, des journalistes, du public même (qui continuait à payer de toute manière pour ses shows mégalo et ses disques obsessionnels) : aujourd’hui, cette vision semble exclure jusqu’au public lui-même qui ne mérite plus sa place au sein de l’univers « watersien ».
Le vieil homme reste seul, seul avec son aigreur, avec sa méchanceté de plus en plus dévorante. Il y a déjà longtemps que le naufrage était annoncé, mais cette fois il est consommé.
[Critique écrite en 2023]
https://www.benzinemag.net/2023/10/12/roger-waters-the-dark-side-of-the-moon-redux-la-vieillesse-est-un-naufrage/