En 1985, j'avais trois ans. J'affichais un maquillage surabondant et une coupe de cheveux en pétard à la Robert Smith, car j'étais déjà fan des Cure. Vous ne me croyez pas, et vous avez raison. Enfin, vous n'avez pas tout à fait tort, puisque je suis persuadé que malgré mon jeune âge, le groupe m'avait happé dans ses filets, et cela grâce à l'album qui nous intéresse ici. « Inbetween days » et « Close to me » squattaient à mort le Top 50, et tous les témoignages concordent : les clips me scotchaient devant l'écran.
Bon, l'instant « nostalgie », ça, c'est fait. Il est donc temps de s'intéresser sérieusement à « The head on the door », qui permettra aux Cure de passer du statut de « groupe britannique un peu obscur » à celui de « groupe britannique un peu obscur mais connu mondialement ». Un titre énigmatique s'il en est, avec une pochette au diapason, tous deux inspirés, pour l'anecdote, par un cauchemar qui aurait marqué Smith ; thème qu'il reprendra d'ailleurs comme un fil rouge dans les textes de « Kyoto song », « Close to me » (« If only I was sure / That my head on the door was a dream... ») et de son éminente face B, « A man inside my mouth » (dans un registre bien glauque). Il faut dire que de manière générale, le disque, bien que très éclectique, semble habité par une légère atmosphère fantasmagorique et délirante, héritée du psychédélisme de « The top » et du side-project « Blue sunshine ». Il reste cependant, à l'époque, l'œuvre la plus accessible du groupe. Ce qui contribuera évidemment à son succès et à celui de ses auteurs, et fera d'eux des piliers de la new-wave.
C'est donc un assemblage véritablement convaincant et varié de pop songs (dix au total), pour la plupart séduisantes et efficaces, qui déferle dans les oreilles. « Inbetween days », en introduction, donne le ton, et possède tous les atouts du hit potentiel avec sa mélodie entêtante et enjouée, résolument tournée vers le fun malgré des paroles à double tranchant. Elle sera suivie par d'autres morceaux du même type, au tempo survitaminé, comme l'irrésistible « The baby screams » ou l'hispanisante « The blood », avec son solo de guitare emprunté au flamenco, déroulé de main de maître par Porl Thompson. Exemple significatif que « The head on the door » a beau être un album assumant une certaine légèreté, il serait peu judicieux de le sous-estimer, ou d'affirmer que les Cure s'y sont fourvoyés. Prenons par exemple les deux titres les plus bancals, le genre de chansons improbables auxquelles Smith collera plus tard le doux surnom de « weird things » : j'ai nommé « Six different ways » (qui rappelle un peu trop « Swimming horses » des Banshees) et « Screw », mélange surréaliste entre basse groovy et faux xylo guilleret. La première est suivie de « Push », grosse claque rock surpuissante, et la seconde de « Sinking », qui, hantée par un désespoir et une mélancolie que l'on avait pas perçu depuis « Pornography », conclut malicieusement cet opus en prenant un contre-pied total, laissant l'auditeur plutôt abasourdi. Coïncidence ? Non. Conscient des forces et des faiblesses de ses réalisations, le groupe a juste su mettre en place très subtilement son tracklisting (chose qu'ils ont, hélas, de plus en plus de mal à faire à l'heure actuelle).
Ce disque voit également les guitares électro-acoustiques s'immiscer de manière significative dans les compositions, ouvrant de nouvelles possibilités que les Cure, dans la plupart de leurs travaux suivants, ne manqueront pas d'explorer. C'est particulièrement flagrant, ici, sur « The blood » (le fameux solo, encore) et « Inbetween days » (sans oublier sa face B « The exploding boy »). Et dans la famille des instruments auxquels ils ne nous avaient guère habitués, citons cette fois le saxo, avec un beau solo (décidément) sur « A night like this », sans doute l'un des titres les plus « rock FM » de l'album. Beaucoup de tares potentielles pour un résultat qui passe étonnamment bien.
Que dire de plus ? Parler un peu pour conclure de « Kyoto song », qui, si elle n'est pas tellement représentative, musicalement, de « The head on the door » (on peut effectivement la ranger dans le même panier que « Sinking »), reste par contre une belle vitrine de la pop inquiétante et atmosphérique que distillera le groupe par la suite. Texte légèrement kafkaïen, ambiance moite et délétère, pédale « Delay » en étendard... Smith recristallise ses angoisses dans un écrin japonisant, de façon moins directe qu'il ne le faisait à ses débuts, pour mieux les apprivoiser. Et je m'aperçois que finalement, c'est là la raison d'être de cet opus : exprimer des choses douloureuses, des sentiments un peu fous, des émotions suspendues au crochet de l'étrangeté, mais accepter de le faire différemment, derrière un voile chatoyant. La tête sur la porte est un masque, une façade : en dessous se cache le vrai visage.