L’occasion était trop belle, pour cette 666ème critique.
Iron Maiden, début des années 80. Époque de vinyle et de cassette audio.
Tiens, profitons. Pressons rewind.

"Y ronge mes dents" (comme disaient mes saloperies de copains au collège) et moi, ça remontait déjà un peu. Grâce au frangin, surtout.
Le bougre avait deux sacrés faits d’armes en la matière: un maxi 45 tours ramené d’un voyage scolaire, dans les premiers mois de 1980. Running Free / Burning ambition. Pochette papier noire. Sorti deux mois avant le premier album (la dernière fois que j’en ai entendu parler, l’artefact coutait une petite fortune). On peut dire que le grand frère avait deux talents: me foutre des raclées imméritées et cuisantes, et avoir le nez creux en matière de talents en devenir.
Son autre moment de bravoure, c’est quand il m’a emmené voir Kiss à Paris le 27 septembre 1980. Aujourd’hui encore, le billet (n°000778) est enchâssé au milieu de ses petits camarades, dans un joli cadre que je peux contempler à chaque fois que je vais passer un bon moment entre une chasse d’eau et un rouleau de papier toilette.

Kiss, l’année de mes 11 ans, c’est un peu mon groupe fétiche, et je me souviens surtout de deux choses de cette première folle nuit de rock’n’roll: la goute d’eau qui me tombait entre la lunette et la paupière, depuis un trou sournois du chapiteau de l’hippodrome de Paris, pendant le solo en forme de feu d’artifice d’Ace Frehley, avant que je me rend compte que, tout à mon émotion, le fait de me reculer de 5 centimètres suffisait à retrouver une vue sèche et dégagée. L’autre truc mémorable fut cette putain de première partie, avec de jeunes britons déchainés emmenés par un presque punk Paul Di’Anno dans un état second.
(j’appris plus tard qu’il s’agissait en fait d’un état premier)

En ce 29 mars 1982, (soit déjà deux ans plus tard) Maiden est donc déjà une vieille copine, et sa nouvelle identité vocale m’inquiète. C’est qui d’abord ce Bruce machin ? Samson ? Connais pas.
Mais 13 ans, c’est un âge où les amitiés se nouent rapidement. Le bondissant trublion sera vite adopté.

Comment parler du disque sans évoquer l’époque qui l’entourait ?
C’est une époque ou je rédige patiemment un top perso de mes 400 albums préférés, une sorte de chart à usage unique, où je note, je compile, je rappelle dans une colonne le classement du mois précédent, dans une autre la meilleure place obtenue, je crée mon top10 hyper chiadé (avec entête dessinée) trente ans avant Senscritique. Une époque où le seul like possible était celui de son créateur, satisfait du travail accompli.
Et donc "The number of the beast" figura fort longtemps en tête de liste, trônant fièrement devant leurs potes de la NWOHM et leurs concurrents ricains. La liste serait trop longue. Si t’as écouté ce genre de zik-avec-du-poil-au-mollets dans ces années-là, pas la peine de les énumérer, tu les connais tous.
Oui, y avait même des français et des allemands, pour te dire.

Bon, juste pour te restituer le contexte:
C’était une époque où je pensais que la bravoure artistique se mesurait au nombre de notes jouées au cours d’un solo.
C’était une époque où je pensais que la qualité d’un set se mesurait au nombre de kilowaters de son light-show.
Où la seule musique digne de ce nom devait forcément répondre à la tension sourde qui m’habitait en permanence face à un monde absurde et incompréhensible.
Une époque où je pensais que les codes sclérosés d’un courant musical déjà asphyxié par ses conventions vestimentaires, capillaires ou artistique correspondaient à une révolte sincère dénuée d’avidité ou de volonté de domination commerciale.
Où la seule vraie création et liberté ne pouvait s’exprimer qu’à travers une (ou deux) guitare, une basse, une batterie et un chanteur, avec couplet-refrain, couplet-refrain, solo et couplet-refrain. S’affranchir de ce schéma était signe de grandeur inouïe. Maiden faisait partie de ces pionniers de territoires que je pensais encore inexplorés.

Je t’ai déjà dit (©Zebig) qu’entre 7 et 14 ans, j’ai vécu dans le furoncle de la cicatrice de la plaie ouverte du trou du cul du monde ? Un truc que même "hameau" c’est bien trop vaste pour le décrire ?
Un conglomérat immonde de quelques toits. Des champs de désespérance aussi loin que portait le regard. De betteraves. Et des blettes.
Qui n’a jamais vu un champs de blettes, le soir, au fond du bois, ne sais pas ce à quoi ressemble l’effroi. Le vrai, le total, l’absolu et mutique effroi.
Un exil en terre nordique, marqué au fer rouge dans la tendre chair de ma mémoire encore endolorie. Un déracinement violent, loin du terreau gorgé de chaleur de mon enfance, que je m’empressai de retrouver dès que l’âge légal me le permit.
37 habitants, 400 vaches, des plantations d’Amaranthaceae et des flaques d’eau croupie au milieu de chemins boueux à perte de vue. T’as vu le petit quinquin ? La même mais 40 ans avant, et en noir et blanc.
Le nombre de concerts (pour batteur en apprentissage) que j’ai donné à un public d’une trentaine de vaches, depuis les fenêtres grandes ouvertes (quand le temps le permettait, soit quatre fois par été) ne pouvait se compter que sur le nombre de mes baguettes cassées.

Une époque et un lieu où, pour voir un extrait de concert de tes chouchous chéris, il fallait procéder comme suit:
(parce que pas question d’espérer voler quelque chose à la télé. Même TF1 arrivait avec 3 ou 4 ans de retard dans ces terres impures)
- découper le bon de commande dans ton Enfer Magazine et le remplir avec application et vénération
- envoyer ton courrier, une fois le chèque maternel durement négocié et obtenu, après avoir opéré un périple de 5 kilomètres en vélo (rouillé) dans la tempête et la bourrasque, au péril de ta vie.
- attendre 4 ou 5 mois, pendant lesquels, 120 soirs d’affilée, tu demandais si le courrier était arrivé, et ce dès le lendemain de l’expédition de la commande.
- enfourner ta VHS, graal miraculeux et unique, dans ton lecteur pour te rendre compte que 1) le PAL, ça donne du noir et blanc sur ta bonne vieille télé SECAM, et 2) les sous-titres des interviews ou des extraits de vie de tournée, ça ne sera que pour dans quelques années.
Cette odyssée, c’est par exemple celle d’Iron Maiden "behind the iron curtain". Le seul truc que j’avais entravé clairement, c’est que Bruce annonçait que le Heavy Metal ne pouvait pas se jouer avec des synthétiseurs, et c’est pour ça qu’ils n’en utiliseraient jamais.

Cette courte introduction (oui oui, tout ce que tu as lu jusque là) pour te dire qu’à l’époque, un nouvel album de Maiden, c’était vachement plus qu’un disque.
C’était une promesse. Un voyage. Une porte. Un espoir. Une respiration.
Un vortex entre deux galaxies incompatibles. Des dieux, des extra-terrestres, des messagers du futur s’adressant au paysan du 14ème siècle.
Thor qui rend visite au grand Meaulnes.
C’est dire si la réception télépathique de cette livraison cosmique ne donnait pas le même résultat que le cool dude de 2015 qui télécharge 45 Go de musique pour jeter une oreille distraite sur un morceau sur dix.
La, chaque note était attendue, redoutée, vécue, réécoutée, chaque mot scruté, appris, soupesé, karaoké.

Je devrais du coup te parler des grands moments du disque, comme Hallowed be thy Name ou The prisonner, qui résistent assez bien, non seulement au temps passé, mais surtout aux goûts qui ont sacrément changés depuis. Je devrais souligner la chaude nostalgie qui enrobe Run to the Hills ou The number of the beast, et expliquer que ma note ne parle de rien d’autre. En ne le faisant pas, je prends le risque que tu viennes m’engueuler pour n’avoir finalement pas dit un traitre mot du disque. Ce qui n’est pas totalement faux, je dois bien le reconnaître.

A moins que ce ne soit le contraire. Je n’ai peut-être rien fait d’autre, réalisant que l’enfer n’était pas tant ces lieux fantasmé à bon comptes par nos groupes favoris, mais la morne désolation dans laquelle nous végétions, traversant une époque d’une tristesse à vomir, et que nous étions sacrément plus que 666 à survivre comme des bêtes entre deux nouveaux disques de Hard’n’ heavy. Et que le quotidien gris était bien plus terrifiant que les mondes imaginaires évoqués par les seigneurs fantoches mais sympathiques du métal.
Et qu’au fond, le choses n’ont peut-être pas tant changées que ça. Ceux qui écoutent du métal aujourd’hui sont eux qui traversent (ou ont traversé) un enfer, d’autant plus terrifiant que personnel, quelque soit la forme qu’il revêt. Et que le vortex entre deux galaxies évoqué plus haut est toujours ouvert.
Ecouter Maiden, se prendre pour Spartacus et être heureux.
I’m glad, y a Thor.
guyness
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le 19 mars 2015

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guyness

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