Article rédigé originellement en novembre 2017
Le Rap cainri c'est quand même assez dingue ; tu pourrais en passer des heures et des heures d'affilée (et j'en suis la preuve vivante) tant ça regorge de styles, de sous-genres, d'inventions, de personnalités complètement timbrées et de mondes entretenant chacun leurs traditions, leurs légendes et leurs héros – une vraie mythologie je vous dis. Mais vu que la comparaison avec les Dieux de l'Olympe s'arrête là (faut pas déconner non plus, je suis pas adepte du culte aveugle de 2Pac et d'Eazy-E), j'ai trouvé un autre parallèle intéressant chez l'ami Ed Piskor, ex-gosse fan de Rap comme moi qui a fait un tabac dans le milieu des comic books avec sa série « Hip Hop Family Tree », suivant l'histoire du mouvement depuis les années 70 et que je vous recommande chaudement. Bref, Piskor fait dans le tome 1 l'analogie entre rappeurs et super-héros, ce qui peut paraître grotesque mais prend son sens avec cet aspect mythologique que j'ai évoqué. Comme le disait notre regretté Biggie, « Sky's the limit, motherfucker » ; quand on se lance dans ce Game on n'a pas le choix que de rester hungry et de viser les étoiles, d'accaparer de nouveaux pouvoirs pour monter au rang supérieur. Bien sûr, on peut aussi s'associer pour frapper encore plus fort, former un groupe d'Avengers : c'est là qu'on arrive à mon sujet d'aujourd'hui, accrochez-vous bien car je vais vous parler de la plus grosse déflagration de l'histoire du Hip-Hop, le Wu-Tang Clan.
The Saga Continues.
Si je vous cause du Wu-Tang ce n'est pas par hasard : leur tout dernier album studio vient de sortir il y a une semaine, et les très bons People Say ou If Time is Money viennent (un peu) raviver le souffle légendaire qu'on avait perdu depuis fort longtemps, car noyé dans les batailles d’ego et conflits commerciaux. Et pour cause, comme l'a dit le Nick Fury du groupe RZA, pas facile de rameuter une super-troupe d'Avengers et de les faire tenir sans jaloux sur un disque, tout en faisant en sorte que ça soit bon.
Depuis Iron Flag en 2001, on avait donc dû se contenter de productions fantoches, de compilations de fond de tiroir et de quelques apparitions solo lumineuses par-ci par-là, avant que ce mois d'octobre ne vienne faire renaître la flamme. C'est là que je me suis posé une question : Qu'est-ce qui a fait et qui fait encore toute la légende du Wu-Tang, pourquoi tous les amateurs de Rap ont un exemplaire de 36 Chambers dans leur chambre et pourquoi frémit-on toujours à l'invocation du groupe ?
A l'origine, il y eut un rassemblement de 9 jeunes Afro-américains de Staten Island (vous savez le borough de New York dont personne n'a rien à foutre parce qu'il ne s'y passe jamais rien), qui en eurent sûrement marre de couler leurs journées à fumer des joints et à traîner dans la rue et décidèrent de faire quelque chose de leur vie. Une histoire assez banale dans un ghetto banal, comme le Hip-Hop en connaît des milliers quoi. Ce qui a ensuite fait la différence, et que la postérité a retenu, c'est la création de l'Ordre du Wu-Tang, un délire franchement weirdos à premier abord mais dans lequel le groupe va s'investir à fond dès le début.
Il faut imaginer ce qu'ont ressenti les gens quand a débarqué en 1992 le single Protect Ya Neck, et sa face B Method Man : des enregistrements chelous de katana sortis d'un obscur film de série Z des années 70, une ambiance lugubre et oppressante, des cris de rue et un type qui s'étouffe après avoir tiré sur son bang, ça fait beaucoup en une seule fois. D'ailleurs, il faut savoir que le mythique Enter The Wu-Tang : 36 Chambers de 1993, vu comme la sainte-Bible du Rap new-yorkais avec Illmatic et The Infamous, est passé relativement inaperçu à sa sortie, personne n'était prêt et pour cause, c'était trop obscur, trop bizarre pour être digéré d'un seul coup.
Il faut le reconnaître, malgré qu'il soit une référence absolue pour quiconque veut découvrir le Rap des nineties et qu'il ait posé pas mal de bases, ce premier album a ses défauts : des instrus qui par manque de moyens font un peu carton-pâte, des MCs en début de carrière qui se cherchent encore, des longueurs ou des interludes plombants sur certains titres. Pour autant, toute la matrice du groupe est déjà là, et ce disque fonctionne comme une vraie carte de visite. On va revenir à ce que je disais plus haut : selon moi, le Wu-Tang compte parmi les premiers à avoir pleinement assimilé la dimension super-héroïque du Rap, à avoir établi sa mythologie et ses propres codes. Ses membres sont bien plus que de vulgaires musiciens, ce sont des shaolin membre d'un corps d'élite, des combattants de l'ombre dont chaque punchline n'est qu'une technique soigneusement assimilée de plus. Et autant dire qu'ils sont affamés ces guerriers masqués, on a l'impression qu'ils viennent de sortir d'une sélection ultra-rude et que seuls les plus enragés ont été retenu.
Dès le début, le Wu-Tang va en effet plus loin qu'une simple logique de groupe ; je parlerai plus de rassemblement de talents mus par la même envie de tout niquer et de remettre leur ville, New York, sur le haut du panier. Car une petite mise en contexte s'impose, nous sommes en 1993 et Los Angeles, portée par le flamboyant duo Dr Dre – Snoop Doggy Dogg, a en 2 classiques (The Chronic et Doggystyle) volé le titre de place forte du Hip-Hop à la Grosse Pomme, qui a pourtant vu naître le genre dans les années 70 et 80. Regrettant ce qu'il considère comme une dérive bling-bling, l'Ordre du Wu-Tang se donne pour mission, face au Gangsta Rap, de sauver le mouvement et son authenticité, un mot d'ordre qu'on a revu fréquemment jusqu'à aujourd'hui.
Ce n'est ainsi pas par hasard qu'on a dans 36 Chambers ce côté ancestral, comme un vieux parchemin poussiéreux qu'on exhiberait d'une cave ; le groupe revendique l'authenticité de la rue, la vraie, pas celle des Cadillac pimpantes remplies de whisky et de bitches. Idem de ces vieux samples qu'on croirait sortis de chez un petit disquaire du fin fond du Bronx, le Wu-Tang tient plus que tout à assumer et perpétuer l'héritage de ses maîtres, à préserver le Hip-Hop dans sa dimension la plus brute, la plus artistique. Le « Dollar dollar bill ya » du refrain de C.R.E.A.M. sonne ainsi comme un avertissement, à ne pas se laisser dévier de sa ligne par le mercantilisme des maisons de disque et à maintenir l'art dans toute sa pureté. Sans vraiment s'en rendre compte, le Wu-Tang Clan vient de poser tous les codes du Rap de New-York, qui seront repris ensuite par tant d'autres, feront naître des clashs (coucou Nas et Jay-Z) et viennent poser jusqu'à aujourd'hui l'identité sonore de la East Coast : ces samples de Soul et de Jazz sortis du placard, cette volonté de coller au plus proche de l'authenticité de la rue, on la voit encore chez un Joey Bada$$ ou même chez la A$AP Mob, qui quant elle sort de ses fantasmes de Fashion Week fait le morceau Trillmatic où elle invite sa plus grande idole, Method Man du Wu-Tang Clan... La boucle est bouclée.
Après 36 Chambers et quelques autres albums remplis de classiques, le Wu-Tang s'est un peu perdu en chemin : ses membres avaient depuis les années 90 multiplié les carrières solos de leurs côtés (et avec plus ou moins de réussite selon chacun), et RZA, producteur, beatmaker et architecte du groupe, s'est rendu compte du fait établi : il n'avait plus en face de lui de véritable formation mais un alignement de superstars.
Dès lors, il a compris ce qu'il lui restait à faire : cela aurait été à l'encontre même du Wu-Tang et de ses principes que de continuer à sortir des disques bâclés, faits plus par volonté mercantile de plaire aux fans que par passion et amour du Hip-Hop. Les shaolin de l'ombre qui cachaient leur visage sur le premier disque n'avaient plus grand chose de mystérieux, et le Wu-Tang en perdait sa raison d'exister si il devenait une formation all-star de bas étage. RZA s'est donc concentré à son tour sur ses projets solo, à composé la formidable BO de Kill Bill et n'a convoqué ses guerriers que quand il les sentirait prêts à en découdre de nouveau.
S'il n'est plus toujours très inspiré de nos jours, l'Ordre en sauve au moins son authenticité et son honneur ; c'est bien là l'essentiel.