Ça ressemble à un jeu.
Entre soi et soi-même.
Où l'on joue son âme. C'est le jeu des hommes qui rêvent d'une vie intense, plus grande et plus glorieuse que celle qui les attend. Beaucoup s'y essayent. La plupart abandonnent. Pas lui. Il a joué jusqu'au bout, à s'inventer lui-même : « Je serai Bob Dylan ». Poète, nomade, prophète, folksinger, songwriter, rocker, etc. Il a raconté tant d'histoires, sur son destin, ses origines.
À n'en plus finir.
Qu'il n'était pas l'enfant de ses parents. Qu'il eut bien d'autres pères et d'autres mères. Cent autres familles que la sienne. Dans les milieux les plus divers. Ouvriers, fermiers, musiciens, pasteurs, instituteurs, cambrioleurs, etc. Que du sang de toutes les races coulait dans ses artères. Dix peuples à lui tout seul. Des sioux, des irlandais, des mexicains, des métis, des métèques, des blancs-becs, des non répertoriés...
Et même.
Qu'il n'a pas vécu à l'endroit où il vivait. Mais en des lieux innombrables. Partout sur le continent. En Louisiane, au Wyoming, dans l'Illinois, en Californie, au Texas, dans le Tennessee... Et encore. Qu'il n'est pas né le jour de sa naissance. Mais bien avant. Il y a longtemps. Carrément. Jeune homme vieux comme le monde. Ayant connu chaque époque en détail. Grande dépression et sécession, colonisations et expansions, âges d'or, âges de plomb, apogées, déclins, exodes ou guerres civiles...
Vous m'en direz tant.
Ah l'affabulateur. Un gamin de vingt ans qui mentait à tout le monde, aux autres et à lui-même, c'était ça « Bob Dylan ». Bidonneur-bonimenteur-embobineur. Lorsque le 4 novembre 1963, une journaliste de Newsweek révèle sa véritable identité — Robert Zimmerman, fils de petits commerçants installés à Hibbing, au centre du Minnesota, propriétaires d'une boutique d'électroménager —, son imposture tombe aussi sec. Comme château de cartes. Main dans le sac. Finies les sornettes, les fariboles et les fadaises, la sarabande des balivernes... stop. Il lui faudra un an pour s'en remettre, et recréer son personnage. Il y avait pourtant plus de vérité dans ses mensonges que dans le compte-rendu journalistique de son existence factuelle.
On ne devient pas Bob Dylan par hasard. Il faut vouloir le devenir. Avec obstination, avec acharnement. Obsessionnellement. Il faut y mettre du sien. Par un long travail d'invention de soi, qui commença dès l'enfance : « Un jour, Grand-Mère, je serai célèbre et tu ne manqueras plus de rien ». Il jouait de nombreux rôles, s'identifiant aux musiciens qu'il admirait, jusqu'à l'égarement. On doit parfois se perdre pour réussir à se trouver — multiplier son âme pour mieux la déployer. Par prolifération du « moi » dans toutes les directions. Des « moi » en veux-tu en voilà. En pagaille, en vrac, autant qu'on voudra. Un « moi » pour les uns, un « moi » pour les autres. À chacun sa version, à ses yeux toutes valables. Car utiles à son art.
C'est un drôle de jeu celui qui consiste à poser sa vie sur le tapis, guidé par l'intime conviction qu'on a des choses à dire, suffisamment pour miser sur soi-même... alors qu'on ne possède aucun indice tangible de son génie. La preuve. Quand il débarque à Greenwich Village, sous la neige, un jour de janvier 61, avec pour tout bagage un baluchon, une guitare et un harmonica, que sait-il de ses dons musicaux ? Pas grand-chose à vrai dire. À l'époque, il force encore sa voix pour imiter ses modèles. Comme musicien, il est banal, ne maîtrisant que des techniques rudimentaires. En tant que compositeur, il reste timide, sans style original, ni grande chanson au fond des poches. Ça fait pas lourd pour croire en soi. Certes. Mais il savait ce qu'il voulait.
Si bien qu'il se rue dans le travail. Corps et âme. Dévore les livres qui lui tombent sous la main. Fait feu de tout bois : poésie, littérature, philosophie, histoire ancienne et moderne... Se passionne pour toutes sortes d'évènements, des drames humains, des tragédies, des causes perdues. Il apprend le monde. Et il découvre. Des albums par dizaines, dans tous les genres musicaux. Il connaît par cœur plus d'une centaine de morceaux, de Woody Guthrie, Leadbelly, Hank Williams, Odetta, Carter Family, etc. Il apprend vite. Très vite. Son appétit et sa mémoire semblent sans borne. Ses dons pour la musique vont naître sur ce terreau. Deux ans seulement après son arrivée à New York, il trouve le chant qui sera le sien. Il devient l'homme qu'il voulait être.
Ainsi va l'art.
Qui n'en fait qu'à sa tête. Jouant son propre jeu, suivant ses propres voies. Derrière les fables et les légendes, sous les masques changeants de ses avatars successifs, une logique secrète se dessinait en lui, un récit souterrain dont la mythomanie n'était que le symptôme le plus visible. C'est la vraie genèse de son génie, peut-être son premier don artistique : cette aptitude hors du commun à se raconter des histoires, c'est-à-dire à instaurer les conditions mentales nécessaires à l'émergence de son art. Car que faisait-il, au fond, sinon échafauder une vaste mythologie personnelle, une scénographie intérieure à l'échelle de tout un continent. Une fantasmagorie immense, démesurée, aux dimensions de l'Amérique. Pour qu'enfin ses chansons apparaissent. Qu'elles soient le chant d'un peuple. D'un monde entier.
Alors elles sont venues, les chansons. Comme des évidences. À la fois inouïes et familières. Comme si elles étaient là depuis toujours, et qu'il les chantait, désormais. Des chansons fortes, capables de transformer les hommes qui les entendent. Des chansons à s'en relever la nuit. À prendre ses cliques, ses claques, et que ça roule. Les temps changent. Lui aussi. De l'air, du vent, du large, à un de ces quatre. Bien sûr, des chansons comme ça, il a fallu qu'il aille les chercher. Il a fallu qu'il travaille dur pour les ramener à la surface. Ce n'est pas ce qu'on croit — « On ne se réveille pas un beau matin en décrétant : il faut que j'écrive des chansons... Une chanson n'arrive pas sur le palier et on lui ouvre la porte. Ce n'est pas si facile ». Il s'est livré à un boulot de terrassier, un job de mineur, au labeur d'un Orphée infatigable qui plonge au fond de lui-même et qui replonge encore pour remonter son Eurydice.
Une chanson, une Eurydice. Sortie de la nuit. Du fond obscur de son esprit. Il y en a dix sur The Times They Are A-Changin', deuxième chef d'œuvre, publié en janvier 1964 (après The Freewheelin' Bob Dylan, mai 1963). Juste une voix, une guitare, un harmonica... Comment des chansons aussi dépouillées peuvent-elles avoir autant de puissance ? Chacune d'elles semble animée d'une vibration éternelle. Elles auraient eu du sens il y a deux mille ans, elles en auront encore dans deux mille autres.
Accents bibliques sur la chanson titre (plus prophétique que politique), et dans « With God on Our Side » ou « When The Ship Comes In ». Meurtres racistes sur « Only a Pawn in Their Game » ou « The Lonesome Death of Hattie Carroll ». Drames de la misère sociale sur « North Country Blues » et « Ballad of Hollis Brown ». Amours qui vacillent sur « Boots of Spanish Leather » et « One Too Many Mornings ». Chant des adieux sur « Restless Farewell ». Dix chapitres pour l'évangile de la folk music.
Au commencement, une émotion. Un simple souffle, presque un murmure. Qui enfle et s'amplifie. C'est le son du vent. Un vent qui vient de loin, de partout, du fond des âges. De tous les bords du continent. Écoute : il grandit. Des mots, quelques accords, quelques fragments de mélodie... Voilà. Elles arrivent, les chansons.