Lorsque Animals sort au début de l'an de grâce 1977, les critiques musicales sont partagées.
En pleine vague Punk, les journalistes ne savent où placer ce dixième album de Pink Floyd, ne sachant réellement s'il faut aimer ce disque ou le détester. C'est l'époque trouble de la contestation Punk où la jeunesse en quête de nouveauté, de spontanéité, d'un retour à la révolte originelle d'un Rock devenu trop intellectuel crache des anathèmes enflammés aux visages déjà striés de jeunes rides de ces dinosaures du Rock.
Que faire des progressifs Floyd en cette année 77 ? Que faire d'un Rock conceptuel et abstrait à l'heure des crêtes sur la tronche et des épingles à nourrice dans la pif ?
Pourtant cette révolte que prône les Punks, cette Anarchy in the UK, cette critique virulente des inégalités sociales, les Floyd viennent de la traiter, ouvertement, frontalement sur Animals.
Cette radicalité musicale, cette sécheresse instrumentale et cette agressivité des guitares que réclame cette jeunesse révoltée, les Pink Floyd viennent d'en offrir un splendide exemple. Gilmour affûte son son, aiguise sa Black Strat' et écorche sa saturation pour les besoins de l'album, collant à une époque vengeresse qui ne les a pas encore enterrés.
Cette politisation nouvelle pour le groupe (pas forcément du goût de tous les membres) et cette froideur inédite - en germe tout de même sur Wish You Were Here -, déstabilisante pour le public auront dissuadé une partie du public d'entrer dans le ténébreux album au cochon. Animals n'est pas le succès escompté. Bien loin de l'échec artistique ou du bide commercial, ses ventes sont pourtant loin derrière les deux albums précédents. Roger devenu seul maître à bord, radicalise son discours, politise ses Floyd, n'acceptant plus aucunes concessions qu'elles soient artistiques ou commerciales, devenant enfin le Punk qu'il n'a jamais cessé d'être.
On connait la difficulté pour Roger d'intégrer sereinement sa propre notoriété, sa défiance envers le Star System et son rapport conflictuel avec le Show-business. C'est donc en solitaire, sans écouter producteurs et managers qui lui disaient qu' Animals n'avait pas de single pour passer en radio, que le format n'était pas exploitable pour une commercialisation optimale du disque; c'est bien en solitaire, en autiste, qu'il veut dorénavant conduire le navire Pink Floyd. Sa vision artistique, voilà la seule chose à laquelle s'accroche Roger, la seule chose qui finalement fait encore avancer le lourd vaisseau Pink Floyd.
C'est pourtant l'argent qui va rattraper le groupe en ce milieu des 70's.
Pink Floyd sort de Dark Side... et de W.Y.W.H et fait dorénavant parti des artistes les plus bankable d'Angleterre - voire du monde - entrant directement dans la politique du nouveau gouvernement Travailliste Anglais qui fixe le taux d'imposition en Grande-Bretagne à 83% pour les plus riches.
Les Floyd font alors appel à une société (Norton Warburg) afin de gérer au mieux les finances du groupe et permettre, par divers placements, d'échapper à la taxation directe du fisc Anglais ( Pas trop socialiste tout ça mon cher Roger !). La société prend alors en charge la totalité des liquidités floydiennes et va s'octroyer de larges commissions pour chaque transfert d'argent laissant le conglomérat Pink Floyd dans une situation financière plus que délicate. Waters ira jusqu'à dire que les pertes du groupes s'estimaient à près de deux millions de livres soit quasiment la totalité des gains de Dark Side of the Moon.
Les plus gros vendeurs de disques des 70's, le groupe de tous les records, de toutes les innovations: Ruiné !
Tout semble s'écrouler autour d'eux. Cet argent durement gagné, ces heures passées en studio à travailler, à peaufiner, à créer le son Pink Floyd. Ces concerts aux quatre coins du monde, ces voyages qui mettent les vies personnelles entre parenthèses, qui fracassent les couples et isolent encore plus ces nouvelles méga-stars déjà si seules. Tout ce travail, tout le fruit de ce travail envolé, dilapidé par un escroc aux dents longues, ces Pigs que Roger en prophète brocardait pourtant dans Animals.
L'argent mais pas que ! Les relations se tendent de plus en plus entre les membres. Le temps béni des expérimentations collectives, de la réflexion et du travail en commun est bel et bien terminé. Waters a réussi son coup d'état sur Pink Floyd s'accaparant tous les pouvoirs, ne laissant aux autres que les miettes, des postes subalternes bien trop éloignés du centre de décision qu'est le cerveau rongé désormais par de nombreuses psychoses (paranoïa, mégalomanie...) de Roger (Seul Gilmour résiste encore. Waters sachant pertinemment que le son Pink Floyd, c'est aussi - et surtout - grâce à la patte du beau David).
Problèmes financiers, problèmes relationnels, cette fin des seventies semble sonner le glas du tout-puissant Pink Floyd.
Même la scène, cet espace sacré, cet instant de liberté qui a toujours été pour le Floyd de grands moments d'expérimentations et de créations, n'a plus le même goût. Des ruines de Pompéi à l'Abbaye de Royaumont et jusqu'aux canaux de Venise, le groupe a toujours choisi avec précision ses lieux de représentation: pour l'acoustique, l'histoire ou quelque signification allégorique alambiquée.
C'est dorénavant dans des stades que le groupe se produit, ces immenses arènes sans âmes, à l'acoustique déplorable, à l’intérêt historique nul. Ces gigantesques ventres mous avalant les fans du groupe, les dévorant à s'en rendre malade et dégueulant des biffetons tout propres dans les poches des managers au mépris de ce qui faisait le sel des live du Floyd: cette proximité des salles à taille humaine, le contrôle absolu du son, la vibration d'un lieu chargé d'Histoire.
C'est dorénavant un public de fans nombreux, trop nombreux. Une audience populaire qui déferle par vagues, sortant des trains, des bus: des files de bagnoles fumantes, klaxonnantes viennent s'échouer autour du stade, autour de ce monstre de ferraille gras et pataud. Le public a changé, l'époque a changé. Gilmour dira laconiquement: "Ils voulaient des tubes sur lesquels danser.". En effet cette audience pointue et attentive d'un Rock Prog' abstrait et conceptuel qui assistait religieusement aux grands messes d'un Floyd encore underground n'est plus. Les Pink Floyd ne sont plus underground, ce n'est plus le petit groupe hype qui naviguait les yeux plein d'étoiles dans un Swinging London déjà si lointain; c'est désormais une machine de guerre, un cirque gigantesque trimbalant des tonnes de matériel, des dizaines et des dizaines de roadies, un groupe-religion suivi par des millions de fans dans le monde entier. Un état de fait qui ne réjouit pourtant pas tout le monde, Roger supporte de moins en moins ce nouveau - et encore rare - statut de star interplanétaire.
Même les critiques alors dithyrambiques - pour la plupart d'entre elles - sur le parcours extraordinaire de ce petit groupe de l'underground londonien, semblent ne plus les suivre sur la tournée In the Flesh pour la promotion d'Animals et n'hésite pas à fustiger en Pink Floyd ces "machines" trop bien rodées, trop bien huilées "à l'enthousiasme minimum" qui parcourent les scènes des stades du monde entier.
C'est durant cette tournée, cette longue et fastidieuse tournée de 1977, lors du dernier concert du tour qui a lieu à Montréal qu'un évènement majeur va se produire. Ce 6 Juillet 1977, le Floyd perdu dans l’immense stade de Montréal tente de jouer les morceaux de son dernier album - le glaçant Animals - sous les cris et vitupérations d'un public réclamant les hits du groupe. Money ou Time sont scandés par une foule en délire durant le concert, jusqu'au moment où à bout, Waters demandera à un jeune fan excité des premiers rangs qui perturbait le concert de s'approcher et lui crachera au visage dans un élan de rage incontrôlé.
C'est par ce geste insensé, par ce coup de folie passager mais qui va marquer durablement un Roger aux abois, que le futur projet d'un Floyd las et blasé va prendre forme. Le coeur n'y étant plus, l'envie non plus semble t-il, c'est maintenant par un simple - mais nécessaire - besoin d'argent, pour renflouer les caisses que le groupe va devoir sa survie.
Mais les membres du groupe veulent ils faire survivre Pink Floyd ? Ce Floyd qui a survécu à tout et contre tout le monde. Survivant à la mort, aux genres, à la gloire, au temps qui file. Survivra t-il à la ruine ? Doit-il y survivre ?
Plus d'un an après le Spitting Incident de Montréal - comme le nommeront les journalistes - Roger réuni les membres du groupe et leur fait deux propositions d'albums pour relancer une machine Pink Floyd poussive et tenter de renflouer une trésorerie à sec.
Le premier s'appelle The Pros and Cons of Hitch Hiking, il raconte en temps réel les rêves et cauchemars d'un homme perturbé au terme d'une nuit agitée. Les membres du groupe sont partagés trouvant que les rêves et autres fantasmes de cet endormi pervers ressemblent de très près aux obsessions de Roger. Cette première proposition sera rejetée - trop intime -, elle deviendra quelques années plus tard le premier album en solo de Waters.
Roger propose alors son second projet qui lui a été directement inspiré de ce soir de Juillet où il a craché sur un fan et se nomme Bricks in the Wall. Malgré des maquettes inaudibles selon Wright, le groupe choisira cette drôle d'histoire d'un artiste tourmenté créant au fil de ses obsessions un mur entre lui et le reste du monde.
"Oh non ! Ça recommence. Tout est sur la guerre, sur sa mère, sur le père qu'il a perdu. Il faisait une fixette " lâchera un Richard Wright lassé et déjà un peu ailleurs.
Waters souhaite décliner son projet sous différents supports. Ce sera pour commencer un double-album - le premier depuis Ummagumma -, il veut également en faire un spectacle grandiose et enfin le sortir au cinéma, histoire de parachever cette oeuvre solitaire, ce projet mégalomane, cette oeuvre de Waters, écrite et chantée par Waters , et parlant de Waters (ne sous-estimons pas l'immense apport d'un Gilmour qui reste encore impliqué ).
Ce sera l'oeuvre d'un seul homme. Un homme isolé dans son propre groupe, isolé dans sa propre mégalomanie. Wright et Mason ne suivent plus, ne veulent plus suivre les délires égotiques et paranoïaques d'un Roger se prenant pour le Messie distribuant la bonne parole et seul capable de faire perdurer la secte Pink Floyd. Même David, le grand David Gilmour, pièce maîtresse du son Pink Floyd est suspect de sabordage du navire; et de suspect à coupable, il n'y a qu'un pas.
Il faut pourtant pour Roger parvenir à mettre en forme son délire égocentrique, cet artiste qui s'isole de tout, évidemment que c'est lui. Plus rien ne semble résonner entre ces quatre murs où il se sent piégé, ces quatre murs que représente le groupe. Waters est seul. Il le sait. Il le veut.
C'est donc vers l'extérieur que va se tourner Roger puisque ce nouveau projet n'est en rien un disque de Pink Floyd.
Waters en bon tyran épure autour de lui, se choisit un nouveau politburo, s'imprègne de Pink (le personnage principal de l'album) et laisse Pink et l'exubérance théâtrale de ses traumas s'emparer de sa psyché vacillante. Il liquide, trahit ses fidèles, ses plus proches. Tel un Staline d'opérette, il manœuvre dans l'ombre pour avaler son propre groupe cannibalisant sa propre oeuvre pour qu'il n'en reste que les miettes. Des miettes signées Roger Waters et personnes d'autres bien sûr.
Un travail de destruction est sciemment entrepris.
Mason se verra remplacer à la batterie sur certains morceaux de l'album, quant à Richard Wright ses parties de clavier seront tout bonnement réenregistrées pendant la nuit, un autre pianiste lui sera imposé pour les enregistrements studios puis sera finalement licencié du groupe (Il sera tout de même employé comme simple musicien sur la tournée qui suivra la parution de l'album).
La structure théâtrale complexe de l'opéra-Rock et son isolement au sein du groupe ne permet pas à Roger d'avancer convenablement à la conception de l'album. Il fait alors appel à Bob Ezrin, producteur redouté et redoutable qui a travaillé entre autres avec Alice Cooper, Lou Reed, Aerosmith, Kiss ou Peter Gabriel.
Ezrin qui ne sera pas en odeur de sainteté durant l'enregistrement de l'album, les autres membres le voyant comme la pièce rapportée qui vient finir d'achever le groupe, sera imposé par Waters à la production avec lui et Gilmour uniquement. Wright se verra laisser de côté pour cause d'implication insuffisante selon Roger, et Mason se contentera bien sagement de son rôle de batteur.
Ezrin patiemment, difficilement, tentant de passer outre l'ambiance délétère qui régnait en studio ( "Il y avait des tensions entre les membres du groupe et même entre les épouses des membres du groupe. Pendant cette période, je suis devenu un peu parano et je redoutais d’aller affronter ces tensions." ) travaille sur les maquettes de Roger. Il tente de mettre de l'ordre dans cet énorme labyrinthe musical ( 26 titres tout de même), il travaille avec Roger à la difficile élaboration d'une structure lisible, cohérente et attrayante de la descente aux enfers de Pink. Dans le même temps Waters contacte Gerald Scarfe qui commence à travailler sur l'esthétique graphique des différents supports de cette oeuvre tentaculaire (album, spectacle et film) donnant chair aux délires paranoïaques et masochistes de Waters.
Après des mois de tergiversations, de querelles intestines, de tensions financières et existentielles, l'album est prêt.
C'est Waters - et un peu Syd - qui transpire par tous les pores de la peau de Pink. C'est ce musicien, cette Rock Star perdue dans les affres d'un star system cannibale et impersonnel, qui va doucement tomber dans la folie et l'aliénation des faux-semblants. Le traumatisme du spitting incident de Montréal est encore vivace dans la mémoire de Roger. Tellement vivace qu'il donnera au premier titre du disque, le nom de cette maudite tournée: In the Flesh? Les psychoses, les angoisses et les fantasmes de Roger/Pink s'étalent sans honte, froidement, presque cliniquement. L'absence du Père, d'abord, comme traumatisme primaire, primitif, fondateur de cet homme fracturé ( In the Flesh?, Another Brick in the Wall, Part 1) devient la clé de voûte sur laquelle va s'ériger cet immense mur de frustrations et de distanciation émotionnelle.
C'est encore l'enfance qui revient, cette enfance décisive, formatrice, déformatrice qui vient hanter les souvenirs de Roger/Pink. Un père absent, mort à la guerre et une mère protectrice (Mother, The Thin Ice, Goodbye Blue Sky), surprotectrice, castratrice, qui ne veut pas perdre cet enfant, ce souvenir de chair, seule chose que son aviateur de mari lui ait laissé avant de disparaître dans un charnier quelconque de la seconde guerre mondiale.
C'est ensuite l'éducation que Pink met en accusation. Cette école broyeuse d'individualités, destructrice d'originalité. Une prison-usine pour enfants fabriquant du produit standardisé, de l'esprit calibré, de la chair à marier, de la viande à exploiter (The Happiest Days of Our Lives, Another Brick in the Wall, Part 2).
"All in all, it's just another brick in the wall". Cette enfance traumatique est la grande pourvoyeuse de briques que Pink empile autour de lui. Ce mur de frustration et d'incommunicabilité qui monte inexorablement et l'enferme dans son aliénation, confit dans des névroses de plus en plus cannibales.
Devenu star du Rock connu et reconnu, Pink se marie. Loin de l'extraire de ces murs allégoriques, il continue "Bricks by Bricks" à façonner sa prison dorée (Empty Spaces). La vie de Rock Star reprend, déconnectée du réel, emportant Pink dans le tourbillon cocaïné des tournées interminables offrant aux appétits voraces de ces demi-dieux à cheveux longs les petits culs rebondis de groupies hystériques (Young Lust).
Mais la vie de tournée, les groupies offertes, appétissantes, la drogue qui fait tenir debout, qui fait avancer comme un zombi, en cognant les murs, dans les halls luxueux des hôtels du monde entier ne permet pas la vie de couple, cette stabilité réconfortante dont Pink aurait tant besoin. Sa femme est infidèle, il l'apprend. Tout s'écroule autour de lui, cette vie de couple virtuelle qui lui maintenait encore la tête hors de l'eau, ce fol espoir que tout ne soit pas pourri, qu'il reste encore un peu de pureté dans ce monde s'envole. Pink camé jusqu'à la moelle ramène de la chair fraiche bon marché prélevée devant la porte de sa loge. Une groupie tremblante d'excitation de passer la nuit avec son idole, une fan qui va vite déchanter à la vue de son idole en pleine crise de rage "Run to the bedroom, in the suitcase on the left. You'll find my favorite axe." qui finira par fuir à moitié nue dans la nuit glaciale ( One of My Turns).
C'est l'appel déchirant d'un Pink abandonné de tous qui crie Don't Leave Me Now à sa femme déjà loin, une montée en crescendo dans un falsetto à la limite du faux, la supplique poignante d'un Waters sur le fil qui culminera lors d'une acmé d'une tristesse infinie avec l'arrivée désespérée de la Black Strat de Gilmour qui vient porter ce petit bijou sombre et douloureux aux nues.
Le mur est désormais achevé. Tous ces traumatismes, ces angoisses existentielles, ces brimades et ces humiliations sont maintenant en place, bien rangés dans ce grand mur allégorique. L'isolement social et affectif est complet. Pink peut sombrer (Another Brick in the Wall, Part 3, Goodbye Cruel World ).
Ainsi s'achève dans le désespoir le plus sombre le premier disque de ce double album.
Le choix de l'Opéra-Rock vient mettre à mal les structures progressives patiemment mises en place par les Floyd durant des années. L'obligation d'une narration cohérente et condensée, les codes rigides de l'Opéra-Rock vont obliger les Pink Floyd - que dis-je ? Roger ! - à repenser leur musique. Les longs morceaux atmosphériques, inspirés et interminables ne sont plus de mise désormais. Le format des chansons se fait court, ramassé (Comfortably Numb le plus long morceau de l'album fait à peine 6:19 min). C'est l'ADN même du groupe qui est en train de muter.
La nouvelle théâtralisation de la musique du Floyd implique une nouvelle approche, un nouveau logiciel. Là où la musique du groupe semblait en totale liberté, conquérante, créatrice de mondes et d'atmosphères il y a quelques années, c'est dorénavant la rigidité de la narration et le poids du concept qui pèse sur les épaules de l'ancien groupe de Space Rock.
Le cadre est serré pour un groupe comme Pink Floyd qui avait cette habitude de dilater les morceaux, de prendre le temps de poser ses ambiances et de progresser par touches assez fines. C'est dorénavant dans l'immédiateté, dans ce premier degré que requiert la narration qu'ils vont devoir évoluer avec The Wall.
Si cette douce anarchie musicale d'un early-Pink Floyd semble déjà lointaine avec ces morceaux qui semblaient évoluer par eux-mêmes, roulant et grossissant sous leur propre poids, le Floyd reste tout de même le Floyd. La conception de The Wall, sa structure, sa propre rythmique, l'intelligence et le professionnalisme de la production vont amener ce récit monolithique sur les cimes du genre.
Les titres se raccourcissent, s’enchaînent. La cohérence de la narration est renforcée par une production qui vient alléger ce bloc de nihilisme en masquant les enchainements des titres, lissant les arêtes rugueuses des complexes liaisons entre les morceaux donnant ainsi une homogénéité discrète mais percutante entre les thèmes et les différentes textures de l'album.
La structure complexe de l'album à laquelle s’attèlent les trois producteurs (Waters, Gilmour et Ezrin) est un véritable casse-tête. Car si les chansons restent bien cadrées dans la charpente étroite du disque, si les titres s'imbriquent dans un format plus court pour un souci évident de lisibilité, le vrai travail du groupe va être la création du liant, de l'uniformisation et de la cohérence de l'oeuvre. Les Floyd vont alors travailler les thèmes, les gimmicks musicaux. Ces trames sonores qui vont agir comme des réminiscences dans l'esprit de Pink et de l'auditeur. Un sentiment de "Déjà-vu" acoustique qui vient donner la chair au disque, qui vient modeler la glaise du narratif créant dans un même élan le personnage, ses traumas et sa chute dans la folie. Les motifs d' In the Flesh ou d'Another Brick in The Wall par exemple reviennent à différents moments de l'album fabriquant ainsi le souvenir, donnant ce supplément d'âme au personnage et accentuant l'effet d'un voyage intime dans une psyché d'abord vacillante, puis souffrante et finalement survivante. Les thèmes musicaux de l'album se chevauchent, se percutent, se déforment au fil de la chute de Pink intensifiant dans la distorsion d'un même motif, d'un même gimmick musical la sensation de perte de repères et de descente inéluctable dans les abîmes de la folie.
Les Floyd - et surtout Ezrin - vont rajouter de l'emphase à cette théâtralité déjà grandiloquente, appuyer là où ça fait mal et souligner au moyen d'un orchestre symphonique l'hyperbolisme de l'oeuvre et de son auteur. L’Orchestre philharmonique de New York et du New York Symphony Orchestra, ainsi que le chœur du New York City Opera vont se mettre à l'oeuvre - sous la direction du grand Michael Kamen (compositeur des B.O de Brazil, Highlander, L'Arme fatale, Die Hard... ainsi que de nombreuses collaborations avec Bowie, Queen, Aerosmith ou Metallica) - et donner une outrance Classique, une exubérance philharmonique mêlant modernité et Classicisme à l'oeuvre. Un mélange détonnant qu'avaient déjà expérimenté les Floyd quelques années plus tôt avec la première face d'Atom Heart Mother mais cette fois-ci c'est dans le cadre rigoureux d'un narratif complexe et d'une obligation d’homogénéité musicale que la structure Classique va devoir s'insérer. Avec Nobody Home ou Comfortably Numb notamment, à l'inverse d'AHM où l'utilisation de l'orchestre Classique et du groupe se suffisait à elle- même, l'architecture Classique fusionne discrètement avec les compositions de Roger laissant percer sous le vernis symphonique la pureté d'un Hard Rock parfaitement maîtrisé. Avec le point culminant de l'album - musicalement et narrativement - qu'est The Trial, l'orchestration Classique se fait pompeuse, déclamatrice, dans une sorte d'Opéra déjanté où l'outrance assumée et la théâtralité démesurée viennent terminer l'histoire de Pink dans une acmé épique, une apogée volontairement Rococo.
Le mur est terminé. Pink est seul. Désespérément seul. La chute est terminée, l'atterrissage est épouvantable.
Cet isolement qu'il a souhaité, ces paradis artificiels dans lesquels il s'est perdu ne sont que mirages qui s'estompent quand la chimie ne fait plus effet. Il appelle, mais il n'y a que sa voix qui résonne entre ces immenses murs de briques, personne ne répond (Hey You). Cloitré dans sa chambre d'hôtel, ses suppliques ne parviennent pas à l'extérieur du mur (Is There Anybody Out There?), il est seul avec ses biens, son matérialisme imbécile, son pognon inutile, avec ses bibelots inertes et ses souvenirs douloureux (Nobody Home). Ce sont les oripeaux vieillis de la seconde guerre mondiale qui viennent hanter Pink dans un délire hallucinatoire où les choeurs grandiloquents de l'Opéra de New York hurlent de ramener les soldats chez eux (Bring the Boys Back Home).
C'est évanoui, drogué jusqu'à la moelle, les yeux révulsés et la bave aux lèvres que ses roadies retrouvent Pink après avoir démoli la porte de sa loge. Les sirènes de l'ambulance se mettent alors à hurler emportant l'artiste comateux. Mais il faut continuer, il faut faire tourner la machine à fric, donner de la bouffe aux piranhas, de la présence scénique aux fans. On lui administre une drogue, une de plus, une seringue de plus, pour réveiller le mort, permettre le énième soubresaut de cette machine fatiguée. C'est "confortablement engourdi" au fond de cette ambulance hurlante, l'âme flottant mollement au dessus de sa carcasse émaciée que va démarrer ce titre - en "autonomie" (ne découlant pas ou ne se fondant pas dans le morceau qui le précède ou le suit) au sein de l'album - qui va au même titre que Another Brick in the Wall, Part 2 devenir immédiatement culte. Cette plongée musicale dans la surdose stupéfiante, cette autopsie de l'overdose et de l'inertie médicamenteuse va permettre à David Gilmour d'offrir un des plus beaux solos de guitare de tout les temps (qui prendra encore plus d'ampleur lors des live du groupe). La structure de l'Opéra-Rock, ses morceaux plus courts, son obligation narrative ont quelque peu paralysé les longues envolées atmosphériques du génie de la Strat', mais le maître va se venger. Gilmour va emporter un morceau facile, un brin paresseux, vers les plus hautes cimes du solo Rock. Gilmour comme une piqûre d'adrénaline sur un moribond vient réanimer le titre et l'auditeur emportant dans un tourbillon d'émotions, un florilège de notes choisies par les dieux où la rugosité d'une saturation superbement compressée vient griffer le toucher de velours de David, portant les bends légendaires du guitariste au panthéon de la guitare Rock. Cette main de fer dans un gant de velours continue d'écrire la légende du Floyd. N'en déplaise à Roger.
Gilmour comme témoin de cette bascule qui fit passer la maîtrise du son, la maturité musicale de Pink Floyd à la paranoïa, à la triste mégalomanie d'un Roger seul au monde.
La drogue semble agir, Pink se relève comme il peut, titubant sous les applaudissements intéressés des managers et promoteurs, ces sangsues à pognon qui le jette sur scène comme on balance un quartier de barbaque aux requins (The Show Must Go On). Pink est sur scène, debout, chancelant, aveuglé par les projecteurs et enivré par les clameurs d'un public avide de spectacle. Mais le cocktail détonant: Stress, peur et médicaments va déclencher une rage hallucinatoire, un délire paranoïaque et schizophrénique où Pink se métamorphose en dictateur fasciste, en Hitler de pacotille. L'artiste va alors se lancer dans de violentes diatribes racistes et xénophobes, organisant dans sa folie destructrice: pogroms et chasse à l'homme de couleur dans la banlieue londonienne ( La folle trilogie: In the Flesh, Run Like Hell et Waiting for the Worms ).
Stop ! C'est le cri du réveil, de la longue descente stupéfiante, d'un trop lent retour à la normale. Une lente descente qui va amener Pink à se faire son propre procès (The Trial), un procès baroque et terrifiant. Une audience cauchemardesque où se succède dans un Opéra halluciné sa mère surprotectrice et castratrice, sa femme sous la forme d'une hideuse mante religieuse, le tout ponctué par les sentences idiotes et irrévocables d'un juge représenté par un énorme cul crachant ses verdicts et sa morale publique par son anus et intimant l'ordre dans une éjaculation merdeuse de faire abattre ce putain de mur.
"Tear down the wall !" Abattez ce mur ! scandé par des centaines de voix, ces voix féroces qui cognent, qui résonnent à travers la carcasse décharnée de Pink, comme les traumas, les peurs, comme les humiliations subies et perpétrées, comme les addictions mortifères et les blessures d'orgueil qui jaillissent hors de lui comme le pus gicle d'un abcès trop mûr. "Tear down the wall ! Tear down the wall ! Tear down the wall !" Les briques se fissurent, le soleil pénètre enfin par les interstices, le mur s'effondre et la lumière jaillit. Pink est libre à nouveau. (Outside the Wall).
Pink s'est enfin libéré de ses chaînes, il a avalé et digéré ses traumatismes, mis à bas ce mur, cette barricade mentale qui l'isolait du monde. Roger n'en a pas fait de même. Là où il offrait guérison et résurrection pour son héros, Roger, lui, s'enfonce dans l'isolement au sein de son propre groupe, de sa propre oeuvre. La rémission qu'il accordait à Pink, il ne pourra se l'octroyer. Autant décrié qu'admiré, sommet d'orgueil et d'arrogance pour les uns, réussite absolue d'un Rock lyrique, sombre et racé pour les autres. The Wall ne laisse pas l'auditeur indemne. Il irrite, il émerveille. Il fascine, il énerve. Alors que reste t-il de l'album ? Chacun sera juge: Boursouflure égotique ou sommet du concept album progressif. L'album à l'image de son auteur ne fait pas dans la demi-mesure, se refusant à toute tiédeur, il offre aux Pink Floyd leur dernier grand succès (avec plus de 30 millions d'exemplaires vendus depuis sa sortie, il est également le double-album le plus vendu au monde) et une brique majeure de plus dans ce splendide mur qu'est leur discographie.